Colombie: la gauche aux portes du pouvoir
Six ans après la signature de l’accord de paix avec la guérilla des Farc et au sortir de deux ans de pandémie, le message social et progressiste de Gustavo Petro, candidat de gauche à la présidentielle des 29 mai et 19 juin, séduit l’électorat colombien. Ce serait une première dans l’histoire du pays.
Le contexte
Les électeurs colombiens sont appelés aux urnes le 29 mai et le 19 juin pour élire un successeur au président sortant, Iván Duque, en poste depuis 2018 et qui ne peut pas se représenter. Son challenger de la précédente présidentielle, Gustavo Petro, est donné favori dans les sondages. Il est à la tête du Pacte historique, une coalition d’une vingtaine de mouvements de gauche. Son principal rival est Federico Gutiérrez, homme politique de droite, ancien maire de Medellin et leader de l’alliance Equipe pour la Colombie.
Dans le ciel de Soacha, un ballet de drapeaux arbore le même message, «le changement pour la vie». Au sol, pas un centimètre carré du parc central de cette ville populaire d’environ 800 000 habitants, située en périphérie de Bogota, n’est disponible. Plusieurs milliers de sympathisants s’y sont réunis, le 15 mai, pour écouter Gustavo Petro, le candidat de la gauche à l’élection présidentielle des 29 mai et 19 juin en Colombie.
Sur scène, en pull et jeans décontractés, l’idole de la foule prend la parole d’un ton déterminé: «Je vous garantis un changement de gouvernement. Ici, gouvernera le peuple, et le 29 mai, Soacha criera sa liberté.» Un changement inédit: jamais la gauche n’a été aussi proche d’accéder à la présidence en Colombie en deux cents ans d’histoire. Depuis l’indépendance en 1819, les mêmes élites se succèdent au pouvoir. «C’est l’année ou jamais, s’exclame Jose Luis Teran, chauffeur d’une trentaine d’années. Nous avons perdu en 2018 mais nous n’ échouerons pas cette fois-ci!»
Gustavo Petro n’en est pas à son coup d’essai. Déjà candidat en 2010, il s’était incliné au deuxième tour en 2018 face à l’actuel président Iván Duque. Cette année, l’ancien guérillero du M-19, devenu sénateur puis maire de Bogota, fait figure de favori. Crédité de 38% des suffrages dans les sondages, le candidat de la coalition de gauche, baptisée «Pacte historique», devance largement ses concurrents. Son principal rival, le candidat de droite Federico Gutiérrez, dit «Fico», atteint les 23%, devant l’indépendant Rodolfo Hernandez (11%). L’ex-otage Ingrid Betancourt, qui ne dépassait pas 1% des voix, a décidé, le 20 mai, de se retirer de la course.
Vote sanction
Dans un pays où, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), onze générations sont nécessaires pour qu’une famille sorte de la pauvreté, le message social porté par Gustavo Petro trouve un large écho. «Le moment est arrivé de mettre en œuvre une vraie justice sociale, confie Marwi Perdomo Rodriguez, une jeune femme de 32 ans qui travaille dans un hôpital de Bogota. Il est temps de construire une société plus juste avec ceux qui n’ont jamais été écoutés.»
Les Colombiens sortent épuisés de deux années marquées par l’épidémie de Covid-19. La pauvreté et la précarité ont augmenté en même temps que la défiance envers le président Duque. «L’ actuel gouvernement n’a pas répondu aux attentes économiques et sociales de la population, observe Patricia Muñoz Yi, directrice de recherches en science politique à l’université Javeriana de Bogota. Il faut s’attendre à un vote sanction contre la droite.» La répression des manifestants, qui a causé la mort de quatre-vingts d’entre eux lors du grand mouvement social du printemps 2021, demeure dans toutes les mémoires.
«Un pacte avec Dieu»
La droite, fidèle à la doctrine du très influent ex-président Alvaro Uribe, n’a pas pardonné à Gustavo Petro son passé révolutionnaire. «Pendant que certains veulent faire un pacte avec le diable, nous préférons faire un pacte avec Dieu», a lancé Federico Gutiérrez devant quelques centaines d’adeptes venus l’écouter, le 17 mai, sur la place des Martyrs, à Bogota, la capitale. Certains de ses sympathisants, comme Carlos Zarate, mécanicien à la retraite de 66 ans, voit toujours en Gustavo Petro un «Hugo Chavez colombien», en référence à l’ancien président vénézuélien décédé: «Quand vous voyez la misère dans laquelle vivent les migrants vénézuéliens à Bogota, vous ne pouvez pas voter Petro et prendre le risque que la Colombie devienne comme cela.»
Six ans après l’accord de paix signé entre le gouvernement colombien et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), la gauche fait pourtant moins peur. «Le conflit armé a longtemps rendu les partis de gauche totalement inaudibles», explique Yann Basset, professeur de science politique à l’université de Rosario de Bogota et membre de la Mission d’observation électorale (MOE). Aujourd’hui, «brandir l’épouvantail du castro-chavisme pour discréditer Petro et son camp ne suffit plus», ajoute le professeur.
Les Colombiens semblent prêts à tourner la page de soixante années d’une lutte fratricide. «Les élections de 2014 étaient marquées par l’attente autour de l’accord de paix. Celles de 2018 ont tourné autour du débat sur son acceptation ou son rejet. Cette année, la question de la paix n’est pas au centre des préoccupations», constate Patricia Muñoz Yi. Ces dernières se sont déplacées sur des terrains plus proches de la vie quotidienne comme le pouvoir d’achat, l’accès à une éducation gratuite ou au système de santé. Des problématiques favorables à la gauche, pendant que la droite se retrouve orpheline de l’enjeu sécuritaire.
Menaces d’assassinat
Le conflit n’a pourtant pas disparu au lendemain du 24 novembre 2016, date de la signature de l’accord de paix. Il reste vif dans certaines régions comme l’Arauca et le Catatumbo, dans le nord-est du pays, où s’affrontent encore des dissidents des Farc, l’ELN – une guérilla castriste – et les forces armées colombiennes. Autre facteur d’inquiétude dans une campagne présidentielle déjà tendue, la «grève armée» décrétée début mai par le clan del Golfo, le plus puissant cartel de drogue de Colombie, après l’extradition vers les Etats-Unis de son chef surnommé «Otoniel». Pendant cinq jours, les habitants d’une dizaine de régions de la zone caribéenne ont été soumis à un confinement et les axes routiers ont été bloqués.
L’inquiétude avait aussi gagné les rangs du Pacte historique, quand, quelques jours plus tôt, Gustavo Petro avait révélé avoir reçu des menaces d’assassinat. Le candidat de 62 ans avait alors renoncé à son déplacement dans la région du café dans l’ouest du pays. Le 15 mai, sur la scène de Soacha, cette même ville où avait été assassiné le candidat Luis Carlos Galán il y a 33 ans, l’ancien maire de Bogota était entouré de plusieurs gardes du corps équipés de boucliers pare-balles. «La crainte est légitime car la Colombie a connu de nombreux antécédents de magnicides», rappelle Yann Basset. Depuis 1948, six candidats à la présidence ont été assassinés, dont trois lors de la seule campagne de 1990.
Ces menaces n’ont pas empêché la campagne présidentielle de se dérouler normalement et la gauche d’imposer ses thèmes dans le débat public. Contrairement à ce que disent ses détracteurs, Gustavo Petro défend un programme plus modéré que radical. Il prône des réformes sociales variées allant de la mise en place d’une pension de retraite pour tous jusqu’à la suppression de l’Esmad, la très critiquée police antiémeute, en passant par le développement de la culture de cannabis. Il souhaite aussi engager le pays dans un processus de transition énergétique, en interdisant l’extraction de charbon et en empêchant toute nouvelle exploration de gisements pétroliers et gaziers. «Son programme est plus proche de celui d’un Lula (NDLR: président du Brésil de 2003 à 2011) que de celui d’un Chavez», résume le professeur Basset.
Vice-présidente emblématique
Pour porter son message, Gustavo Petro bénéficie aussi de l’appui précieux de Francia Márquez, sa candidate à la vice-présidence. Arrivée en troisième position des «primaires» du 13 mars derrière Petro et «Fico», l’avocate de 40 ans est le phénomène politique de la campagne électorale. A 15 ans, elle menait déjà la communauté afro-descendante dont elle est issue contre un projet de barrage qui devait détourner le cours du fleuve qui alimente son village du Cauca, dans le sud du pays.
Leader sociale reconnue depuis l’obtention du prix Goldman en 2018, l’équivalent du prix Nobel pour les défenseurs de l’environnement, Francia Márquez déplace les foules partout où elle se rend. «Elle est la voix de ceux qui ne sont personne: les femmes, les Afros, les pauvres, les indigènes», se réjouit Marwi qui «avoue voter plus pour Francia Márquez que pour Gustavo Petro».
Fort de ce soutien, Gustavo Petro espère même être élu dès le premier tour. Le scénario est peu probable et le candidat de gauche devra se méfier du report des voix le 19 juin, qui devrait être favorable à «Fico». Au-delà des élections, la question de la gouvernance se pose en cas de victoire de l’ex-guérillero. En plus d’être détesté par les élites économiques, il ne jouira pas d’une majorité au Congrès, malgré la belle percée de son camp en mars. «Il devra faire des compromis pour mettre en place ses réformes, prévient Yann Basset. Sa victoire serait historique mais un doute persiste sur ce qu’il serait réellement en mesure de changer.»
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