Christine Ockrent : « Xi Jinping a besoin des entrepreneurs chinois pour que son économie reparte »
La promesse d’un mieux-être de la classe moyenne fonde le contrat social sur lequel repose le régime chinois. Or, les difficultés actuelles la mettent en péril. Analyse avec la journaliste Christine Ockrent.
L’annonce, par le gouvernement, de la suspension de la publication des chiffres mensuels du chômage des jeunes de 16 à 24 ans a résonné comme un dernier indice du ralentissement de l’économie chinoise et a accru l’inquiétude mondiale. Le taux de non-emploi de cette catégorie importante de la population avait atteint le chiffre record de 21,3% en juin. Cela fait cependant plusieurs semaines que les indicateurs ne sont pas réjouissants pour la deuxième puissance économique de la planète. La reprise post-Covid s’essouffle. La croissance est moins forte que prévu (6,3% du PIB au deuxième trimestre 2023). La consommation est en berne. Un géant de l’immobilier, Country Garden, rencontre des difficultés deux ans après ceux de la société Evergrande. Le contexte mondial n’est pas favorable. Le 21 août, la Banque de Chine a abaissé son taux de référence pour stimuler la consommation des ménages. La conjoncture risque-t-elle de fragiliser le pouvoir du président Xi Jinping? Elle offre, en tout cas, l’occasion d’analyser sa vision sur l’économie et sur la place des grands entrepreneurs du pays, en compagnie de la journaliste Christine Ockrent, autrice du récent L’Empereur et les milliardaires rouges (1).
Xi Jinping a-t-il une vision bien arrêtée du rôle des grands entrepreneurs pour l’économie et la société chinoises?
Xi Jinping a une obsession qu’il n’a cessé d’exprimer depuis qu’il est arrivé au pouvoir en 2012-2013: le renforcement et le contrôle absolu du Parti communiste chinois (PCC) sur tous les aspects de la société et de l’économie chinoises. Il est fascinant de voir comment sa façon d’exercer le pouvoir a évolué en dix ans. Il a commencé par éradiquer une bonne partie de la corruption dont l’ampleur était devenue considérable sous ses deux prédécesseurs. Les chiffres sont très flous. Mais on peut considérer qu’il a mis à l’ombre au moins quatre millions de personnes, des officiels du parti et des personnes participant de ce secteur que l’on n’ose pas appeler tout à fait privé parce qu’il n’y a pas de secteur privé et de secteur public en Chine. Dans toutes les entreprises, vous avez une cellule du PCC, et c’est souvent le responsable de celle-ci qui dit au patron ce qui est bien et ce qui ne l’est pas. Xi Jinping est obsédé par l’écroulement du Parti communiste soviétique, dans lequel il voit la raison de l’effondrement de l’URSS. A chaque occasion, il essaie d’imposer ses vues à ces entrepreneurs chinois qui, en deux générations, ont réussi un prodige: sortir ce pays d’une immense misère et en faire la deuxième économie mondiale. On l’a vu de manière spectaculaire avec Jack Ma, le patron d’Alibaba. L’idée de Xi Jinping est que ces personnes ne doivent pas être trop puissantes ni étaler des modes de vie trop choquants par rapport à ce qu’il appelle, dans le langage du parti, «la prospérité commune». Il opère un mouvement permanent entre l’idéologie d’un côté et le pragmatisme de l’autre. Il tient à imposer la règle du Parti communiste. Mais il ne peut pas pour autant couper les jarrets de tous les entrepreneurs dont il a besoin pour que l’économie reparte.
Les hommes d’affaires doivent-il se mettre au service du Parti communiste?
D’abord, ce sont des gens qui sont nés dans ce système. Ils n’en connaissent pas d’autre. Certains ont, certes, fait leurs études aux Etats-Unis ou travaillé pour des grandes entreprises américaines. Mais ils participent d’abord, avec une fierté somme toute légitime, à cette extraordinaire renaissance de la Chine. Chez la plupart, on trouve une forme de nationalisme. On ne peut pas imaginer, selon le modèle occidental, que ces grands entrepreneurs s’organiseraient en contre-pouvoir, c’est un non-sens total. Ils fonctionnent dans les espaces d’autonomie – pas de liberté – que leur laisse le système, avec plus ou moins d’élasticité selon les périodes et selon les régions. Par exemple, la situation n’est pas la même dans les zones marchandes du sud de la Chine et dans les provinces moins riches en savoir-faire et où les dirigeants du PCC peuvent se montrer moins ouverts à l’entreprise. Les entrepreneurs fonctionnent à l’intérieur de ce système et l’acceptent. D’ailleurs, très peu sont délibérément partis de Chine. En octobre 2022, au moment du Congrès du PCC, Xi Jinping célébrait encore le triomphe absolu de la politique zéro Covid. Et en mars 2023, lors des assemblées consultatives qui d’ordinaire sont de pures formalités, nous avons observé que des entrepreneurs étaient mis en avant et promus, et cela dans deux secteurs: les batteries électriques, dont la Chine est devenue le numéro un mondial et le sera d’autant plus que les Européens abandonneront les voitures thermiques, et les semi-conducteurs. A l’inverse, on a constaté que Pony Ma, le patron de Tencent, qui a toujours respecté à la lettre les consignes du PCC dans son domaine, l’industrie du jeu vidéo, n’a pas été renommé. Xi Jinping considère en effet que la soft-tech n’est pas du tout importante, a pris trop de place dans la vie des gens et les détourne des vraies priorités. C’est ainsi qu’il a aussi décrété du jour au lendemain que les enfants n’avaient plus le droit de jouer aux jeux vidéo, sauf le samedi et le dimanche… Le pouvoir chinois a donc une pensée stratégique, qui n’est pas omnisciente et infaillible – la politique zéro Covid l’a montré –, et une volonté d’orienter l’économie.
Les entrepreneurs ne doivent pas étaler des modes de vie trop choquants par rapport à “la prospérité commune”.
La préservation du modèle économique chinois est-elle un impératif pour le pouvoir?
L’impératif pour le pouvoir, c’est le taux de croissance. La vie en Chine est régie par ce contrat non dit entre la classe moyenne émergente, dont le niveau de vie a considérablement augmenté même s’il est encore éloigné du nôtre, et le régime qui stipule que les enfants de ces Chinois-là sont fondés à bénéficier d’un niveau de vie meilleur. Or, que voit-on? Avec le ralentissement de l’économie, plus de 20% des jeunes qui sortent aujourd’hui des universités, dans lesquelles ils n’entrent qu’au prix d’efforts forcenés, ne trouvent pas d’emploi. C’est au point que des diplômés d’université, ne trouvant pas de travail et encore moins d’emploi rémunéré à hauteur de ce qu’ils pouvaient encore espérer il y a cinq ans, s’orientent désormais vers des métiers manuels. Ce chiffre, 20% d’étudiants qui ne trouvent pas d’emploi, est un vrai problème.
Les déboires de la société immobilière Evergrande ont-ils alerté les dirigeants sur les dangers de laisser trop de latitude à certains entrepreneurs?
Ils les appellent les «rhinocéros gris», des sociétés qui deviennent gigantesques et dont les préjudices, quand elles s’écroulent, sont considérables. C’est une faille structurelle du système chinois. Le développement effréné de l’immobilier a été aussi une manière de financer les services publics des régions. Les autorités du PCC vendaient des terrains ou autorisaient les promoteurs à vendre des appartements à des citoyens, tout à coup exaltés d’être propriétaires de quelque chose. Mais beaucoup de ces appartements n’ont jamais été construits. Au fil des années, le phénomène a alimenté une colère sociale très importante, avec des protestations devant les bureaux du PCC dans des petites villes. La faille tient en une question: comment faire en sorte que les autorités régionales récupèrent des ressources puisque c’était ce gisement qui leur en offrait? Différents plans de renflouement ont été mis en place. Mais cela reste très précaire.
Cette situation économique et ce souci de maintenir une croissance influent-ils sur la position de la Chine dans la guerre en Ukraine?
En fait, cette guerre en Ukraine sert les intérêts de la Chine parce qu’elle est en train de renverser les rapports de force avec la Russie, ne serait-ce que sur le plan économique. La Chine peut acheter à bas prix son gaz, son pétrole, son blé… Et Xi Jinping n’a toujours pas accédé à la demande de Vladimir Poutine de donner son accord pour la construction d’un deuxième gazoduc Sibérie-Chine. Par rapport à la première visite de Xi Jinping à Moscou après son accession à la présidence en 2012, celle qu’il a effectuée en mars 2023 après le déclenchement du conflit en Ukraine a montré clairement que le rapport de force s’est complètement inversé.
Dans la mise au pas des grands entrepreneurs, y a-t-il dans le chef de Xi Jinping la volonté d’éviter que certains d’entre eux nourrissent des ambitions politiques, à l’instar de ce qu’on a vu en Russie avec les oligarques?
Ce n’est pas du tout comparable. La première génération d’oligarques russes était composée de gens qui se sont précipités sur les décombres fumants de l’Union soviétique. Par la suite, Vladimir Poutine a construit ses propres strates de siloviki (NDLR: agents des services de sécurité) pour asseoir son pouvoir. Dans le système chinois, il s’agit de personnes qui ont profité des initiatives économiques ouvertes par le régime, c’est très différent. Deng Xiaoping (NDLR: le président de la Commission militaire centrale du PCC de 1981 à 1989) a compris, dans les années 1980, que la Chine était en train de «crever». Il a ouvert des «zones de libéralisation économique». L’artiste Ai Weiwei, qui vit en exil au Portugal, a expliqué un jour dans une émission: «Arrêtez de penser en fonction de vos critères démocratiques. Dans l’imaginaire chinois, cela n’existe pas, et singulièrement pas pour les jeunes» qui, disait-il, «sont très fiers de leur ignorance». Le pouvoir économique chinois n’existe que dans le cadre du système politique.
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