Bradley Manning lors de son procès. © BELGA

Chelsea (Bradley) Manning, portrait d’une femme transgenre dans une prison pour homme

Chelsea Manning, mieux connue sous son ancien prénom Bradley, fut à l’origine de la plus grosse fuite de documents classés confidentiels de l’histoire des États-Unis. Elle est aussi l’une des plus célèbres transgenres de son pays. Retour sur son histoire.

À 27 ans, Chelsea Manning, ancienne analyste du renseignement en Irak est une figure controversée. En 2010, elle a changé l’histoire des États-Unis en dévoilant quelque 700 000 documents confidentiels sur la guerre en Irak via WikiLeaks, dans le but de montrer le coût humain de la guerre. Un acte qui lui a valu une peine d’emprisonnement de 35 ans pour « violation de la loi sur l’espionnage« .

Véritable héros pour certain, traitre de la nation pour d’autres, elle a également défrayé la chronique en annonçant son changement d’identité sexuelle et de prénom en avril 2014. À partir de cette date, Bradley Manning devient Chelsea Manning en déclarant au monde entier : «  Je veux que tout le monde connaisse mon véritable moi. Je suis Chelsea Manning. Je suis une femme.  » Il faudra dès lors la désigner par des pronoms neutres ou féminins.

Née en tant que Bradley Manning le 17 décembre 1987 à Phoenix dans l’Arizona, ses parents alcooliques, Susan et Brian Manning, feront preuve de négligence à son égard avant même sa naissance. Deborah van Alstyne, sa tante, est l’une des rares figures adultes stables dans la vie de l’enfant. Elle se souvient de sa réaction lorsque sa belle-soeur, Susan, est tombée enceinte de Bradley. «  Je me suis dit : oh non », explique-t-elle au Guardian. « Je savais qu’elle buvait vraiment beaucoup« . À l’époque, Susan était enceinte de trois mois.

Quand le bébé est né, il ne pesait que deux kilos et demi et avait toutes les caractéristiques d’un enfant avec un syndrome d’alcoolisation foetale. Les parents toujours plongés dans l’alcoolisme, c’est leur fille ainée Casey qui se lève la nuit pour changer le bébé et lui donner le biberon. Âgée de onze ans à l’époque, la grande soeur jouera le rôle de maman.

Peu de temps après la naissance Bradley, la famille déménage à Crescent, une petite ville rurale de l’Oklahoma. La maison est très isolée. Bradley n’a presque pas d’amis. Il passe le plus clair de son temps à jouer aux Legos et à l’ordinateur. Aujourd’hui, elle se souvient : «  J’adorais être dans la chambre de ma soeur. Je l’admirais tellement. Je mettais ses vêtements, jouais avec ses poupées et avec son maquillage.  » Bradley (Chelsea aujourd’hui) était alors âgé de 5 ou 6 ans. « J’ai toujours su que j’étais « différente ». Je ne l’ai pas réellement compris jusqu’à ce que je sois plus âgée « , explique-t-elle au Cosmopolitan. À l’école primaire, des petites brutes l’assaillaient en la traitant de « pédé » ou de « girly boy » (garçon efféminé).

Lors de son procès, de nombreux épisodes de son enfance furent évoqués, sa soeur Casey en raconta quelques-uns. Celui qui suit est sans doute l’un des plus édifiants.

La maman, Susan, avait bu et devenait violente. Casey l’avait poussée par terre pour se protéger. « Elle est tombée en se cognant le coccyx. Elle était étendue à terre« , se remémore la jeune fille. « Je me suis retournée et Brad était là. Il avait vu toute la scène.  » La mère, qui ne pouvait se relever, s’est alors mise à insulter sa fille. Casey l’a couverte d’une couverture pour la cacher et a dit à son petit frère de retourner au lit. « Là, juste quelques minutes après, je l’ai entendue appeler : « Brad, Brad ». Brad était revenu auprès d’elle. Elle voulait qu’il aille lui chercher sa bouteille qui était sur la table « , décrit Casey.

Quand Bradley avait douze ans, sa mère a fait une tentative de suicide. Casey, qui avait quitté la maison familiale dès l’âge de 18 ans, a dû revenir. Elle a dû prendre la situation en main et conduire sa mère à l’hôpital, car son père, qui avait bu, ne voulait pas prendre le volant. Il refusa également de s’asseoir aux côtés de sa femme pour vérifier sa respiration. « Malheureusement, mon frère de 12 ans a dû monter à l’arrière pour s’assurer que maman respirait toujours. « , raconte Casey. « C’était une expérience terrifiante, mais à l’époque ça me semblait parfaitement normal « , commente Chelsea.

Suite à cette tentative de suicide, le père demande le divorce. Susan retourne au Pays de Galles, d’où elle est originaire en prenant son fils avec elle. À 17 ans, Bradley revient aux États-Unis et s’installe d’abord chez son père, mais cela se passe mal avec la nouvelle compagne de celui-ci. Il quitte donc le foyer et va vivre à Chicago. Arrivant à court d’argent au bout d’un moment, il part s’installer chez sa tante, Deborah van Alstyne, près de Washington D.C. dans le Maryland.

Pour la première fois, Bradley connaît une vie stable et équilibrée. Il a 18 ans et vit ouvertement son homosexualité. Il prend des cours au Collège Montgomery. «  J’ai commencé à voir une psychologue en ayant l’intention d’explorer mon identité transsexuelle« , raconte Chelsea. « Mais j’ai paniqué et je n’ai plus jamais abordé le sujet avec elle « .

À la même période, Chelsea pense de plus en plus à une carrière dans l’armée. «  Je suivais la guerre en Irak et j’ai commencé à me demander si je ne pouvais pas donner un coup de main.« , explique-t-elle. En septembre 2007, il invite sa tante Deborah van Alstyne pour un dîner en tête à tête. «  Pratiquement après qu’on se soit assis, il a dit « Je me suis engagé dans l’armée » « , relate sa tante. « Et je lui ai rétorqué : « Tu quoi ? Brad, je ne pense pas que cela soit fait pour toi, je ne pense vraiment pas. »« . Il expliqua à sa tante qu’il s’était enrôlé dans l’armée dans le but de pouvoir aller à l’université par la suite.

Selon The Guardian, Chelsea avait une seconde raison de joindre l’armée qui apparaîtra quelques années plus tard. Dans un e-mail qu’elle envoie à son supérieur, Chelsea joint une photo d’elle habillée en femme. Intitulé « Mon problème », elle écrit dans l’e-mail qu’elle avait espéré que sa carrière militaire lui permette d’en finir avec son trouble du genre sexuel et qu’un milieu macho pourrait l’aider dans ce sens.

Le premier octobre 2007, Manning entre à la base militaire de Fort Meade, près de Baltimore. Ses débuts dans l’armée ne furent pas évidents, mais Bradley se prépare à être déployé en Irak. Dans le même temps, il entame une relation avec un étudiant de l’université de Brandei. « Je suis tombée amoureuse de lui. Ce n’était pas ma première relation, mais ce fut certainement la plus sérieuse « , commente-t-elle, en expliquant qu’il fût la première personne à laquelle il confia son désir de devenir une femme. Manning a gardé sa relation discrète au travail, en ligne avec la politique du « Don ‘t ask, don’t tell ». Une politique qui consistait à ignorer l’homosexualité des soldats au sein de l’armée, car ce type de pratique n’était pas accepté à l’époque. Lorsque Bradley atterrit à Bagdad, lui et son compagnon ont commencé à «  s’éloigner l’un de l’autre« , se remémore-t-elle.

L’Irak fut un tournant émotionnel important. Cette expérience «  m’a rendue certaine de qui j’étais« , explique Chelsea. « Traiter des masses d’e-mails, de mémos et de rapports de personnes décédées autour de moi tous les jours – au point que cela devienne une simple statistique pour bon nombre de personnes – m’a fait réaliser combien nos vies sont courtes et précaires. Je pouvais être tuée à n’importe quel moment. Nous pouvions tous l’être. Quel meilleur jour pour devenir soi-même qu’aujourd’hui ? Quand je suis partie en permission en janvier 2010, j’étais suffisamment à l’aise avec moi-même pour pouvoir m’habiller comme une femme en public. Je n’aurais pas été capable de faire ça avant d’avoir été déployée dans une zone de combat « .

La même année, Manning publie la vidéo «  Collatéral Murder  » et dévoile quelque 700 000 documents classés confidentiels sur la guerre en Irak via WikiLeaks. Elle sera jugée pour ses actes en aout 2013. En attendant son procès, Chelsea a passé trois ans derrière les barreaux, dans une prison militaire de Virginie, dont neuf mois en isolement. Après le jugement, Chelsea a déclaré qu’elle voulait aider et non blesser des gens. «  En Irak, en lisant des rapports militaires quotidiennement j’ai commencé à questionner la moralité de ce que nous faisions « , explique l’ex-analyste en citant les meurtres de civils, le manque de responsabilité publique et l’État qui ferme les yeux sur la torture. Pour les proches de Chelsea, ce n’est pas très étonnant, elle a toujours été empreinte d’idéalisme.

L’ex-analyste a plaidé coupable pour dix des vingt chefs d’accusations pour lesquels elle a été condamnée. Elle fût acquittée de la charge la plus sérieuse : aide à l’ennemi. Ses avocats planchent sur un recours en appel. Chelsea Manning a été condamnée à une peine de 35 ans d’emprisonnement dans le centre de haute sécurité de Forth Leavenworth, au Kansas. D’ici sept ans, elle pourrait obtenir la liberté conditionnelle. Pour autant, elle ne se considérerait pas comme libre, car l’Armée la mettrait sous la supervision d’un juge d’application des peines jusqu’à la date de sa libération, en 2045.

En avril 2014, Bradley Manning devient officiellement Chelsea Manning. Elle change légalement de prénom. Une Cour d’appel militaire statue sur l’appellation du jeune homme : désormais, il faudra le désigner en utilisant des pronoms féminins ou un langage neutre tel que « soldat de Première Classe Manning ». Manning a déclaré que «  c’était une réelle délivrance  » d’annoncer qu’elle était une femme. «  Honnêtement, je ne suis pas terriblement inquiète à propos de ce que les gens dehors pourraient penser de moi. J’essaye juste d’être moi-même« , a-t-elle déclaré.

Aujourd’hui, Chelsea Manning est une femme transgenre qui vit dans une prison pour homme. Au fil du temps, elle a obtenu un traitement pour une dysphorie de genre, le terme médical pour désigner les personnes qui s’identifient à un autre genre que le sexe qu’elles ont reçu à la naissance. Manning a donc reçu une thérapie hormonale, des soins féminins et l’autorisation de porter du maquillage et des sous-vêtements de femme. Par contre l’armée lui refuse toujours les cheveux longs, ce qu’elle trouve : « douloureux et étrange « . Chelsea se bat toujours à l’heure actuelle pour les obtenir. La quête de ces soins médicaux fut pénible pour la prisonnière parce qu’elle ne s’est sentie prise au sérieux par les officiers militaires.

Dans la prison de Forth Leavenworth, Chelsea passe le plus clair de son temps dans la bibliothèque : elle prépare un master en science politique. Elle fait aussi de la remise en forme dans la salle de sport et a un petit boulot dans un atelier de menuiserie, qu’elle trouve : «  très fun en fait « . A l’occasion, elle écrit une tribune pour le Guardian. Elle s’entend bien avec ses codétenus et a même trouvé quelques confidents parmi eux. Elle ne subit pas de harcèlement. «  Les mecs sont adultes ici« , commente-t-elle. Elle a de la visite de sa famille et de ses amis. Elle est aussi en contact avec de nombreux transgenres de par le monde qui lui écrivent. «  Je me sens toujours flattée quand ils pensent que j’ai pu les inspirer, en un sens« , explique-t-elle en se disant bouleversée par certaines de ces lettres. Depuis peu, elle est même active sur Twitter sous le nom «  xychelsea« . N’ayant pas accès à internet en prison, ce sont ses proches qui relayent ce qu’elle leur envoie via son téléphone.

Ce n’est pas la vie que Chelsea Manning imaginait pour son futur quand elle était petite : « Quand j’étais enfant, je voulais être dans les affaires ou dans la politique, comme le PDG d’une grande entreprise ou sénateur américain. Par moment, je voulais aussi être astronaute ou officier dans l’Armée « , raconte-t-elle. Et d’ajouter, « par moment j’ai songé à le faire en tant que femme. Quand tu es un enfant qui rêve, tout te semble possible. » Elle pense que sa vie aurait pu être très différente si elle avait fait son coming-out plus tôt.

Clara Veszely

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