A Nabatieh, un immense panneau à l’effigie des membres du Hezbollah morts au combat ces dernières années. © LAURENT PERPIGNA IBAN

«Chaque escalade est plus violente que la précédente»: le Sud-Liban au bord de la guerre totale

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La population craint d’être précipitée dans une guerre totale entre Israël et le Hezbollah. Mais les dégâts de huit mois d’affrontements sont déjà irréversibles.

Une perspective glaçante continue d’affoler toutes les chancelleries. Le front de soutien aux combattants palestiniens, ouvert par le Hezbollah libanais au lendemain de l’offensive meurtrière du Hamas le 7 octobre, n’en finit plus de s’enflammer de part et d’autre de la ligne de démarcation avec Israël. Au sens propre, comme au figuré: ces derniers jours, alors que des températures caniculaires s’abattaient sur la région, les accrochages entre belligérants ont provoqué de gigantesques incendies dans chaque camp, meurtrissant encore un peu plus un paysage déjà désolé.

Embourbé à Gaza, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, poussé par une partie de ses alliés politiques, semble s’être fait à l’idée d’ouvrir un nouveau front. C’est du moins ce qu’il laissait entendre le 5 juin, date à laquelle il a annoncé l’imminence d’une opération «très intense» au Sud-Liban. Une hypothèse maintes fois évoquée, mais qui ne s’est pas concrétisée. Pourtant, si depuis le début des hostilités, chaque escalade, verbale ou militaire, a donné suite à de courtes périodes d’accalmie, témoignant de la réticence des deux acteurs à se plonger dans le scénario du pire, en l’absence du moindre espoir de consensus politique, le glissement vers une guerre totale entre Israël et le Hezbollah semble aussi progressif qu’inéluctable. Un état de fait illustré ces derniers jours par l’élargissement du périmètre des combats et par une diversification des modes opératoires.

Terre ravagée

Au Sud-Liban, beaucoup d’habitants considèrent qu’à trop redouter une explosion régionale, le monde a fini par minorer l’ampleur de la confrontation qui se joue déjà. Les chiffres ne leur donnent pas tout à fait tort: en huit mois, au moins 475 personnes, dont 90 civils, ont péri dans les combats au pays du Cèdre, plus de 95.000 autres ont été déplacées, et près de 1.300 hectares de terres agricoles sont partis en fumée.

C’est à une vingtaine de kilomètres de la ligne de démarcation, dans les environs de la ville de Nabatieh, que Youssef et Fatma sont venus se réfugier. Pour ce couple d’agriculteurs dont l’exploitation est située à Khiam, soit à un jet de pierre de la frontière avec Israël, la guerre est moins une perspective terrifiante qu’une réalité au goût amer. Très marqué physiquement, Youssef, 70 ans, s’exprime avec peine. L’homme, qui a survécu depuis 1978 aux multiples guerres, n’avait jamais quitté son exploitation, malgré les risques, «même lors de l’occupation israélienne».

Début novembre 2023, après un mois de heurts et un infarctus, il a dû se résigner à fuir. «Cette guerre est la plus difficile et la plus longue que j’ai connue. Auparavant, il n’y avait pas toutes ces technologies. Cette fois, c’était devenu invivable: le bruit des bombardements, des avions et des drones israéliens nous rendait fous», rapporte-t-il. Ses mains sont criblées de brûlures. Pudiquement, il remonte son pantalon, laissant apercevoir des plaies encore purulentes. «Le phosphore blanc utilisé par Israël a attaqué ma peau. Après qu’il se soit abattu sur mon exploitation, j’ai tenté d’éteindre le feu comme je pouvais. Mon corps est meurtri, je souffre le martyre, et aucun traitement ne parvient à calmer ma douleur.»

Ses yeux se remplissent de larmes: «Il y a pire que mes blessures. J’ai tout perdu, tout ce que j’ai construit pendant ces années. Mon matériel, mes champs, tout est détruit. Cette terre est la mienne, mais c’est aussi celle de ma famille depuis des générations. Je l’aime comme j’aimerais un enfant. Elle est morte, irradiée pour de très nombreuses années.» Le couple a trouvé refuge dans un immeuble vacant à quelques kilomètres de là, prêté gracieusement par son propriétaire. Youssef s’allume une énième cigarette. «Je ne devrais pas après mon accident au cœur, mais je m’en fous. Quand je fume, je ne pleure pas.»

Dans la demeure familiale, les parents de Mohamed Ali, tué par une frappe de drone, exposent les hommages reçus. © LAURENT PERPIGNA IBAN

Résistance populaire

A ses côtés, Fatma semble également terrassée par le deuil et marquée par une vie de souffrances. Machinalement, elle retrace des traumatismes qui l’accompagnent depuis des décennies. «La prison de Khiam située près de chez nous, d’où s’échappaient les hurlements des Libanais torturés lors de l’occupation israélienne. Les humiliations, les violences, parfois sexuelles, que nous avons subies en tant que femmes de la part de l’armée israélienne, et qui n’ont jamais été jugées. Et puis, quand j’étais enceinte de jumelles, ils ont tout fait pour m’empêcher d’accéder à l’hôpital. J’ai dû faire des dizaines de kilomètres pour accoucher, je croyais mourir de douleur.» Elle reprend sa respiration, et poursuit gravement: «C’est de toutes ces horreurs qu’est née la « résistance ». Pour comprendre pourquoi nous en sommes là aujourd’hui, il faut savoir tout ce que nous avons enduré.»

«Cette guerre est la plus difficile et la plus longue que j’ai connue.»

Alors, face à l’imminence d’une opération militaire d’ampleur qui pourrait les rattraper dans leur logement temporaire, le couple angoisse. La veille, des chasseurs israéliens ont franchi le mur du son à proximité du village: «Les mêmes qui nous ont terrorisés avant que nous quittions Khiam. Tout est remonté à la surface. Quant à l’Etat libanais, il n’est pas là, il n’existe plus. Nous sommes livrés à nous-mêmes. Notre dernier espoir de ne pas nous retrouver à nouveau sous le feu des bombes, c’est la résistance.»

Youssef, 70 ans, agriculteur à Khiam, expose ses blessures provoquées par le phosphore blanc. © LAURENT PERPIGNA IBAN

Martyr de tout un pays

Frappée à plusieurs reprises par les attaques israéliennes, Nabatieh, peuplée d’environ 70.000 habitants auxquels il faut désormais ajouter des milliers de déplacés, est réputée pour être un bastion du Hezbollah. Les portraits des combattants du parti politico-militaire tombés depuis le 7 octobre s’affichent en grand dans ses artères, aux côtés de dirigeants de la République islamique d’Iran qui parraine le mouvement chiite.

Nasser Saïd Fadan nous attend devant une bâtisse un peu à l’écart de la ville. Plus qu’une maison familiale, l’habitation est devenue un musée à la gloire de son fils, Mohamed Ali, un professeur de physique tué il y a quelques semaines par une frappe de drone alors qu’il se rendait à l’université. Sa mère, le regard aussi triste que fier, exhibe les derniers messages du défunt: «Regardez: « Dernière photo avant que je ne sois assassiné, MDR ». Un message qu’il nous a envoyé depuis la kermesse de l’école. Je crois qu’il sentait qu’il allait partir.» Si ses parents connaissaient sa sympathie pour le Parti de Dieu, ils affirment avoir tout ignoré de son implication dans les hautes sphères du Hezbollah. «Il ne voulait pas que nous lui posions de questions. Mais vu son profil, ce n’est pas une surprise, coupe Nasser. Face aux défis technologiques de cette guerre, la « résistance » a besoin de personnes qui maîtrisent la physique, les sciences. Et en retour, l’entité sioniste cible les cerveaux capables d’apporter un savoir sur le front intellectuel.»

Sa mère reprend: «Nous pleurons notre enfant chaque jour, mais nous sommes aussi tristes qu’immensément fiers d’avoir eu un fils de sa valeur. Le martyr appartient à sa communauté, pas seulement à ses parents. Il s’est engagé pour le Liban tout entier, pas juste pour le sud du pays. Depuis sa mort, les messages de soutien affluent, du Liban à l’Irak», affirme-t-elle, très émue.

Dans le village de Kfour, à majorité chrétienne, un portrait du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, devant une église. © LAURENT PERPIGNA IBAN

Chrétiens et musulmans unis

Changement de décor. A quelques kilomètres de là, perché sur une colline, le village de Kfour, à majorité chrétienne maronite, vit lui aussi au rythme de la guerre. Antoun Sama’an, 64 ans, est vice-président de la municipalité. Il rappelle avec fierté ne jamais avoir quitté son domicile, malgré la récurrence des offensives israéliennes. «Notre village est un symbole d’unité, il y a des sunnites, des chiites et des chrétiens. Nous avons toujours eu pour habitude de nous côtoyer, de célébrer ensemble les moments heureux. Naturellement, aujourd’hui, nous apportons notre soutien aux familles endeuillées, la solidarité est totale.» C’est une réalité qui saute aux yeux: si les relations entre la communauté chrétienne et le Hezbollah sont tendues dans le reste du pays, les villages mixtes du sud semblent, dans leur grande majorité, faire exception à la règle.

Antoun Sama’an ne cache pas pour autant son inquiétude face à une possible dégradation de la conjoncture: «Dès que nous sortons du village, nous avons l’impression de jouer à la loterie avec notre vie. Les drones suivent les voitures qui quittent Kfour, c’est une situation très angoissante. Beaucoup ont peur de prendre la route. Mais je me battrai, si cela dérape, pour ne pas quitter ma terre.»

Dans les circonstances actuelles, personne au Sud-Liban ne semble croire à la possibilité d’une détente rapide. D’autant que les dents grincent en Israël: alors que l’Etat hébreu projetait de forcer à la création d’une zone tampon à l’intérieur du territoire libanais en repoussant le Hezbollah loin de sa frontière, les combats ont au contraire contribué à éloigner de leurs habitations des dizaines de milliers de civils israéliens, faisant de ce bout de territoire un véritable no man’s land. Un scénario au goût d’échec pour le Premier ministre israélien, qui se heurte à une brutale réalité: bien que touché par de lourdes pertes dans ses rangs, le Hezbollah est très loin d’avoir jeté toutes ses cartouches dans la bataille.

Lignes rouges

Depuis la ville frontalière de Naqoura, le porte-parole de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), Andrea Tenenti, juge la situation très préoccupante: «Pour l’heure, s’il ne semble pas y avoir une réelle appétence des deux parties pour un conflit plus large, elles continuent de jouer avec les lignes rouges de l’adversaire. Le risque est bien sûr que l’une d’elles soit franchie, ce qui pourrait ouvrir un cycle très dangereux, voire incontrôlable.» Alors, afin d’éviter le pire, les efforts diplomatiques s’intensifient. Les propos de responsables américains qui ont fuité dans les médias ne sont guère rassurants: l’administration Biden, préoccupée qu’Israël «ne se précipite dans une guerre […] sans stratégie claire ni prise en compte de toutes les implications d’un conflit plus large» exerce de toute évidence une pression sans relâche sur Tel-Aviv. Les Etats-Unis ont également prévenu le cabinet de guerre israélien qu’une extension du conflit pourrait attirer sur le territoire libanais des dizaines de milliers de combattants loyaux à «l’axe de la résistance», qu’ils soient Syriens, Irakiens ou même Yéménites, tous capables d’arriver par voie terrestre en cas de destruction de l’aéroport de Beyrouth.

«Une extension du conflit pourrait attirer au Liban des dizaines de milliers de combattants de “l’axe de la résistance”.»

Tandis que la proposition française d’une feuille de route trilatérale –avec les Etats-Unis et Israël– a été vivement rejetée par le ministre de la Défense de l’Etat hébreu, Yoav Gallant, différentes sources indiquent que le Qatar s’active en coulisses avec les acteurs en présence au Sud-Liban. Si les points à régler ne manquent pas et paraissent pour l’heure insurmontables –questions territoriales, aériennes, militaires…–, le riche Etat, habitué aux tractations périlleuses, pourrait bien en cas d’accord avec le Hezbollah s’engager en contrepartie à jouer les tout premiers rôles dans la reconstruction du Sud-Liban. Un sujet qui, s’il n’est pas encore d’actualité, n’en reste pas moins brûlant dans un pays ruiné et toujours boudé par les autres riches monarchies du Golfe.

En attendant, chaque jour, les mêmes scènes se répètent. Les pompiers libanais et israéliens slaloment entre les tirs d’artillerie afin d’éteindre des dizaines de départ de feu, et la peur de l’engrenage n’en finit plus de saisir à la gorge le Proche-Orient. «Ce qu’on peut dire à ce stade, c’est qu’après huit mois, chaque escalade est plus violente que la précédente. Il devient très urgent de trouver une solution politique ou diplomatique. C’est un véritable enjeu pour la communauté internationale», conclut Andrea Tenenti.

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