Chantal Mouffe: « Le populisme est nécessaire à la démocratie »
Egérie du mouvement Podemos en Espagne, la philosophe née à Charleroi vante les vertus de la confrontation pour la démocratie contre la quête du consensus à tout prix qui dope les populistes de droite. La parution de plusieurs de ses livres en français résonne comme une reconnaissance, tardive en regard du monde anglo-saxon.
Comment la recherche du consensus affaiblit-elle la démocratie ?
La plupart des partis qui étaient socialistes s’affichent aujourd’hui de centre-gauche, sans différence fondamentale avec le centre-droit. Ils ont accepté la thèse fondamentale de l’hégémonie néolibérale. Une fois au pouvoir, ils n’essaient pas de créer un autre type de société ; ils se limitent à gérer la globalisation de manière un peu plus humaine et redistributive. Cela résulte de l’idée que le consensus est un progrès pour la démocratie. Je ne le pense pas. Au contraire, il met la démocratie en péril parce qu’il produit le terreau propice au développement de partis populistes de droite. Forger un consensus sans exclusion est impossible. La démocratie requiert d’établir les institutions qui permettront, quand un conflit émerge, de transformer une relation ami/ennemi en un rapport entre adversaires. Des adversaires peuvent s’opposer, même vigoureusement, mais ils ne remettent jamais en question le droit de leur opposant à défendre son point de vue. Entre eux existe un espace symbolique commun, absent entre ennemis. C’est ce que j’appelle une conception « agonistique » de la démocratie.
Pourquoi le consensus encourage-t-il l’éclosion de partis populistes de droite ?
Nous vivons aujourd’hui une grave crise de la représentation politique. Le système représentatif fonctionne pour autant que le citoyen ait un véritable choix au moment des élections. A défaut, il est normal que grandisse le désintérêt pour la politique. Les partis populistes de droite ont beau jeu alors de se présenter comme une alternative, d’autant qu’ils sont les seuls à reconnaître le pouvoir des affects communs, c’est-à-dire la nécessité de mobiliser les passions. Mais ce recours-là est problématique parce qu’il s’articule autour d’une critique systématique de l’immigré, de l’étranger… Les partis de gauche, eux, ne jurent que par les arguments rationnels et dénigrent les passions. Ils se sont de plus en plus identifiés à la classe moyenne, délaissant les revendications des milieux populaires. Le malaise est là. Ces partis défendent la mondialisation néolibérale dont les ouvriers sont les premières victimes.
Prônez-vous un populisme de gauche ? N’est-ce pas un danger pour la démocratie ?
Je suis en désaccord avec nombre de penseurs, comme Pierre Rosanvallon, qui présentent le populisme comme une perversion de la démocratie. Pour moi, le populisme est une dimension nécessaire de la démocratie. Il n’y a pas de démocratie sans peuple, non au sens de population, mais bien au sens de catégorie politique. Dans Hégémonie et stratégie socialiste, paru en 1985 (éd. Les solitaires intempestifs, en français), nous parlions, avec Ernesto Laclau (NDLR : philosophe argentin décédé en 2014 et compagnon de Chantal Mouffe), de chaîne d’équivalences entre des demandes démocratiques qui ne convergent pas nécessairement mais qui peuvent être articulées autour d’un discours porteur d’un projet de société. Hormis en Grèce avec Syriza et en Espagne avec Podemos, la gauche européenne ne connaît pas de mouvement qui « crée » un peuple pour contribuer à un approfondissement de la démocratie. Pour moi, le populisme de gauche doit se développer à un niveau européen. En cela, je m’oppose aux souverainistes qui appellent à sortir de l’Union européenne. Il n’y a pas d’alternative à l’Europe.
Un parti socialiste peut-il encore être l’aiguillon d’un tel projet ?
Il y a dix ans, j’en avais encore l’illusion. Aujourd’hui, non. La crise financière de 2008 a ouvert une formidable fenêtre d’opportunité aux partis de gauche pour qu’ils défendent des mesures plus redistributives, comme Franklin Roosevelt l’avait fait avec le New Deal en 1933… Ils ont raté cette occasion, préférant sauver les banques et soutenir les politiques d’austérité. Une exception peut-être dans ce tableau : Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne mais sa réussite est loin d’être acquise parce qu’il a presque tout le Parti travailliste contre lui. En Belgique, le mouvement Tout autre chose/Hart boven hard développe une démarche intéressante.
Précisément, l’éclosion de ce type de mouvements citoyens, comme Nuit debout également en France, vous paraît-elle annonciatrice d’un changement ?
Oui. Mais tout dépend de la façon dont ils vont évoluer. Les initiatives Occupy aux Etats-Unis et au Royaume-Uni se sont délitées faute d’avoir pu faire la jonction avec des formations politiques. Je critique la démocratie représentative telle qu’elle fonctionne actuellement. Pour autant, je ne souhaite pas l’abandonner. Il faut en revanche rendre les institutions vraiment représentatives. Or, aujourd’hui, elles ne le sont pas. J’étais à Paris récemment et j’ai suivi ce qui se passait place de la République. Le mouvement Nuit debout m’est apparu un peu trop basique, horizontaliste, très semblable finalement au mouvement Occupy de Londres et très hétérogène. L’idée qui domine ces initiatives est celle d’une démocratie très consensuelle.
En quoi, appliquée à l’international, votre thèse du consensus-péril pour la démocratie a-t-elle conduit au développement du terrorisme, comme vous l’affirmez dans L’illusion du consensus ?
La vision unique des Etats-Unis d’imposer la démocratie au « Grand Moyen-Orient », sans possibilité de remise en question, a pu entraîner l’émergence de formes de réponses violentes, du type Al-Qaeda. Mais, depuis 2005 et la parution de mon livre en anglais, la situation a changé et s’est complexifiée d’une part avec Daech, d’autre part avec des Etats-Unis qui, sous Barack Obama, ont contribué à un monde plus multipolaire. Quoi qu’il en soit, c’est bien nous qui sommes responsables du chaos en raison des guerres menées en Irak et en Libye « au nom de la démocratie « . Il est interpellant aussi qu’autant de jeunes Belges ou Français, pas seulement issus de l’immigration, deviennent des djihadistes. Certains sont de petits voyous qui ont voulu se donner une identité « valorisante » ; mais d’autres ont trouvé dans l’islam radical un « idéal » parce que nos sociétés ne leur en fournissaient plus. A cette aune, le mouvement Nuit debout est très positif parce qu’à travers ce qu’il véhicule, la jeunesse peut à nouveau nourrir des espoirs.
Vous distinguez, pour améliorer le vivre ensemble en Europe, des » accommodements » acceptables parce qu’ils ne mettent pas en péril la démocratie et d’autres qui conduisent à sa destruction. Où mettre la frontière ?
Prenez la polémique en France sur la mode islamique vantée par de grandes marques. La commercialisation à outrance qui touche jusqu’à la religion me dérange plus que le voile qui n’est, somme toute, qu’un simple foulard. La France développe un laïcisme exacerbé assez désagréable. En revanche, je suis absolument opposée au port du niqab et de la burqa parce que l’espace public, dans nos sociétés, implique de pouvoir se voir et échanger. De même, le « pluralisme légal « , soit la multiplicité de systèmes légaux selon les communautés (par exemple : l’application de la charia pour les musulmans) est inacceptable parce la démocratie requiert un cadre commun de valeurs partagées. Il y a des limites au pluralisme.
Faut-il renoncer à l’ambition d’universaliser les droits de l’homme ?
Il faut accepter qu’il y ait plusieurs vocabulaires qui correspondent à la défense des droits de l’homme. Je me réfère pour cela à un penseur indien et catalan, Raimon Panikkar. Il affirme que nous, Européens, parlant des droits de l’homme, faisons référence à une certaine idée de la dignité de la personne. L’erreur serait de croire que, si on ne trouve pas dans d’autres cultures la notion stricto sensu de droits de l’homme, cela signifierait qu’elles ne respectent pas la dignité de la personne. Peut-être existe-t-il dans ces cultures des « équivalences fonctionnelles » à la notion des droits humains.
Que l’on vous présente comme l’égérie de Podemos vous agace-t-il ?
Non. Il est formidable, pour une théoricienne de la politique comme moi, de voir que ses idées sont reprises par un mouvement et qu’elles peuvent avoir une véritable influence.
L’illusion du consensus, Albin Michel, 198 p.
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