François De Smet
C’est le moment de…(re)voir « Twin Peaks »
En 1990 débarque sur les écrans une série télévisée noire, grinçante, drôle et déjantée. David Lynch venait de livrer Twin Peaks, ovni mêlant intrigues sordides, dialogues décalés et musiques envoûtantes.
Le réalisateur d’Elephant Man, Dune et Blue Velvet, qui créera bientôt Lost Highway et Mulholland Drive, profite du long format pour déployer un univers à cheval entre le récit noir et la fantasmagorie assumée. Le point de départ fleure bon l’intrigue policière tranquille : à Twin Peaks, petite ville perdue dans les bois de l’Etat de Washington, on retrouve le corps sans vie d’une lycéenne, la belle Laura Palmer. Classique. Mais à Twin Peaks, il n’y a rien de normal. Tous les personnages cachent une part de mystère inavouable, de médiocrité sublime, de noirceur dévoyée. Tous, en ce compris l’agent du FBI Dale Cooper, joué par Kyle MacLachlan, qui débarque dans la petite ville pour tenter de résoudre le meurtre.
La recette de Twin Peaks a été reprise largement. On ne compte plus, aujourd’hui, le nombre de fictions qui reprennent le cocktail » meurtre, ville perdue, secrets enfouis, enquêteur psychotique « . Parmi les derniers en date, la britannique Broadchurch et la belge La Trêve ont remporté un succès qui permet de penser que le canevas de Twin Peaks fonctionne toujours. Pourquoi ? Parce qu’il croise les lignes, dilue les frontières et répond à une demande d’un public blasé de voir s’affronter des gentils justiciers et de maléfiques assassins. Dans les » Twin Peaks-like « , les meurtriers ne sont jamais de purs psychopathes sans mobile ni empathie ; ils sont à chaque fois des agents de la marge grise. Les victimes ne sont jamais tout à fait des victimes ; elles sont au minimum troubles, délurées et transgressives. Quant aux enquêteurs, ils ont à chaque fois l’esprit au moins aussi perturbé que les coupables qu’ils poursuivent. La recette résiste au temps car elle permet au spectateur de s’identifier alternativement à chacun des personnages, de s’immerger par procuration dans plusieurs rôles, de se piquer sans douleur aux ambiguïtés troubles de l’esprit humain, et de prendre ses distances à l’égard du sempiternel et ennuyeux combat entre le bien et les forces du mal qui, au fond, n’intéresse plus personne.
Le feuilleton actuel du procès d’un ex- député poursuivi pour meurtre devant une cour d’assises le montre à suffisance : la passion pour le meurtre subsiste, et plus encore pour le meurtrier, personnage noir auquel chacun peut s’identifier, parce qu’il est grisant de s’imaginer commettre le mal, accomplir une transgression. Les frontières entre réalité et fiction, d’ailleurs, tanguent de plus en plus. Preuve en est le foudroyant succès du documentaire de Netflix, Making a murderer, qui raconte l’histoire de Steven Avery, carrossier du Wisconsin qui a passé 18 ans derrière les barreaux pour une agression qu’il n’a pas commise, et se retrouve à nouveau accusé, de meurtre cette fois. Cette immersion tient elle aussi de Twin Peaks : l’isolement des lieux, la truculence des personnages et surtout le caractère invraisemblable de l’intrigue accrochent le spectateur aussi sûrement que l’agent Cooper.
Car si Twin Peaks, malgré ses quelques lenteurs, peut toujours être regardé et découvert aujourd’hui sans paraître avoir vieilli, ce n’est pas tant pour le plaisir de préférer l’original aux copies que pour se confronter à une angoissante question : et si, en ces temps de plus en plus troublés où la terreur et l’angoisse véhiculées par l’actualité dament le pion aux plus effarantes fictions, c’était notre univers lui-même qui, sans que nous ne nous en rendions compte, était devenu irrésistiblement lynchéen ?
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