David Engels
C’est le moment de…(re)lire Thomas Mann
Le premier échange entre le nouveau président américain et son homologue allemande a déjà mis en évidence le renversement idéologique stupéfiant qui s’est opéré en Europe depuis la Grande Guerre.
Jadis, l’Allemagne wilhelmienne se plaisait à défendre les valeurs d’une » Kultur » romantique, conservatrice, préférant l’intériorité à la fortune, contre une » Zivilisation » franco-anglaise moderne, démocratique, matérialiste. Aujourd’hui, nous pourrions affirmer le contraire, tant l’Allemagne merkelienne se fait le porte-étendard d’une » politische Korrektheit » imperméable non seulement à toute critique, mais aussi à la triste réalité du déclin européen, et allant même jusqu’à s’opposer à son allié principal, les Etats-Unis.
Les racines de ce renversement ont été décrites, de manière brillante et polémique, par le grand romancier et prix Nobel Thomas Mann dans ses Considérations d’un apolitique, publiées en 1918. Mann, à ce moment-là non seulement fervent patriote, mais aussi défenseur de la » particularité » allemande, prédit sans illusion la victoire prochaine des valeurs civilisatoires des démocraties libérales occidentales, mais se livre, envers et contre tout, à une apologie des forces de la tradition qui mériterait d’être relue et, surtout, méditée dans le contexte de la crise identitaire actuelle de l’Europe qui est, essentiellement, le fruit de la crise identitaire allemande.
» L’instance porteuse de l’universel, c’est-à-dire de l’humain en général, n’est pas « l’humanité » en tant qu’addition d’individus, mais la nation […], ancrée dans le spirituel, l’esthétique, le religieux, non captable par des méthodes scientifiques […]. Dans ces profondeurs résident la valeur intrinsèque, la dignité, l’attrait et la séduction de toutes les cultures nationales. […] C’est justement cette […] différenciation permanente qui fait que la culture est culture, est originalité, se démarque de ce qui est commun, simplement commun, à toutes les nations et n’est par là même que simplification de civilisation. »
Quelle ironie du sort que ce revirement identitaire ! Jadis, l’Allemagne était quasiment seule en Europe à défendre sa » particularité culturelle » contre le modernisme et l’internationalisme ; aujourd’hui, face à la montée des » populismes « , elle est à nouveau de plus en plus seule en Europe – mais cette fois-ci, en tant que phare de l’universalisme, de l’ultralibéralisme et du multiculturalisme à l’anglo-saxonne, et en s’opposant aux valeurs traditionnelles, à la nostalgie du passé, à la légitimité plébiscitaire, au souhait de conserver son identité. Une fois de plus donc, l’Europe est en train de devenir le champ de bataille entre tradition et dissolution, entre peuple et élite, entre sentiment et calcul, entre culture et civilisation et, une fois de plus, l’Allemagne, puissance centrale européenne éternelle, détient les clés du futur de notre continent. A en croire l’actualité, Trump l’a bien saisi, la plupart des autres nations aussi – mais pas encore l’élite politique allemande.
Considérations d’un apolitique, par Thomas Mann (1918), traduit de l’allemand par Louise Servicen et Jeanne Naujac, Grasset, 2002, 480 p.
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