François De Smet
C’est le moment de…(re)lire « Mafalda »
Nous sommes en 1964, en Argentine. Le dessinateur Quino fait paraître dans le quotidien Primera Plana sa bande dessinée Mafalda. Sous la forme de strips de trois ou quatre cases, Quino nous dépeint le quotidien d’une petite fille de la classe moyenne de Buenos Aires, de ses parents et de ses amis.
Ils ont des états d’âme bien campés : de Mafalda la contestataire et mondialiste, à Manolito le fils d’épicier capitaliste, en passant par l’égocentrique Suzanita ou le lunaire Miguelito, chacun se fait le reflet de morceaux d’enfance bruts, permettant autant de saynètes faussement infantiles sur l’état de la planète. Rapidement, cette petite bande dessinée deviendra très populaire dans toute l’Amérique du Sud et en Europe, et paraîtra jusqu’en 1973.
Mafalda s’inspire des Peanuts de Charles M. Schulz. Indéniablement, les points communs sont nombreux. Mais Mafalda et sa bande s’en distinguent sur un point capital : la politique. Au grand dam de ses parents, qui voudraient tant qu’elle s’intéresse aux choses de son âge, Mafalda ne cesse de demander pourquoi le monde est comme il est, et de réclamer justice. Son espiègle légèreté ne sert qu’à mieux mettre en exergue l’absurdité grave du monde. Avec Mafalda, on rit parfois jaune, voire pas du tout. Comme le relevait le regretté Wolinski, Quino » a bien compris ce qu’il fallait prendre de Peanuts et ce qu’il ne fallait pas prendre « . Et si Mafalda est contestataire, elle n’est pas idéologique. Si elle est certainement » de gauche » au sens défini par Deleuze (penser le monde avant son pays, son pays avant sa ville, etc.), elle n’adhère à aucun corpus idéologique précis. » Une chose est sûre, dit l’écrivain italien Umberto Eco en préface de l’édition intégrale (1), elle n’est pas contente. »
En relisant Mafalda aujourd’hui, on est d’abord frappé de voir combien le propos reste percutant, malgré la disparition du cadre idéologique de l’époque – celui de la guerre froide. Le monde reste perclus de tensions, et les colères de Mafalda au sujet du Vietnam résonnent toujours. Ensuite, cela permet de rappeler que la sagesse des enfants reste un produit de contraste particulièrement efficace. Car généralement, si les parents ou la maîtresse de Mafalda ne parviennent pas à satisfaire ses interrogations, c’est parce qu’il n’y a rien de raisonnable à lui répondre. Lorsque c’est une enfant qui parle, les certitudes du monde des adultes paraissent bien vaines.
La politique, la vraie, n’est pas faite d’idéologies clé sur porte, mais de confrontations autour de l’essentiel – par exemple, les droits de l’homme et la justice. Or, la simplicité des enjeux les plus fondamentaux ne peut recevoir de meilleur écrin que la voix d’enfants. En ces temps d’oppositions politiques fortes, où la démocratie parlementaire semble à bout de souffle, il est sain de rappeler que l’enfance, réputée âge béat, reste sous-estimée en tant que terrain démocratique. » En Mafalda, écrivait Umberto Eco, se reflètent les tendances d’une jeunesse inquiète sous la forme paradoxale d’une réprobation infantile, d’un eczéma psychologique de réaction aux mass media, d’une urticaire morale provoquée par la logique des blocs, d’un asthme intellectuel causé par le champignon atomique. »
Relire Mafalda permet de ramener les querelles du monde au bout de la rue et de prendre le recul nécessaire à l’aide de la meilleure des fausses naïvetés : celle de la sagesse d’une petite fille qui s’angoisse pour le monde aussi passionnément qu’elle déteste la soupe.
(1) Mafalda. Intégrale 50 ans, par Quino, éd. Glénat, 2014, 576 p.
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