François De Smet
C’est le moment de…(re)lire « Le Village des ‘cannibales' »
Nous sommes le 16 août 1870, dans le petit village de Hautefaye, en Dordogne. La guerre entre Napoléon III et la Prusse bat son plein. La ligne de front est loin, mais les premiers échos sont catastrophiques pour l’armée française. La paranoïa règne : le » Prussien » espion est craint, le républicain hostile à l’empereur aussi.
Ce jour-là, en plein coeur de l’été, c’est la foire annuelle aux bestiaux du village et alentours. On s’y retrouve, on y cause. On teste sa virilité entre éleveurs. On boit, aussi. Beaucoup. Un nobliau, Alain de Monéys, passe par là. Parlant de haut un français châtié, et s’avançant imprudemment dans une conversation, il se trouve rapidement pris à partie par quelques villageois. On le montre du doigt : » C’est un Prussien ! » On n’écoute pas ses dénégations. Il est molesté, frappé, traîné tout l’après-midi dans une étrange procession faite de cruauté humaine, de chaleur estivale et d’effluves éthyliques. Avant d’être finalement battu à mort et brûlé. Des rumeurs d’anthropophagie circulent. Une fois le calme revenu, les gendarmes de la ville sont prévenus. Un procès condamnera plusieurs auteurs, qui seront exécutés sur la place du village. Deux détails glaçants : parmi les auteurs condamnés, aucun n’avait eu maille à partir avec la justice. Et personne ne se connaissait avant le drame.
Dans l’ouvrage qu’il consacre à ce fait divers, Le Village des » cannibales « , l’historien Alain Corbin décortique la mécanique implacable qui a mené des hommes a priori normaux à se laisser dériver jusqu’à participer à l’irréparable. Un irréparable rendu possible par l’alcool, la peur et la paranoïa à l’égard du contexte politique et de la rumeur d’espions prussiens, certainement. Mais rendu aussi possible par la terrifiante mécanique du groupe qui se met en branle sitôt qu’un bouc émissaire est désigné bruyamment par un doigt accusateur assez convaincant pour entraîner l’adhésion de la foule. Et ce phénomène-là est hélas intemporel : le groupe désinhibe l’individu, déresponsabilise le plus consciencieux des hommes en en faisant criminel par association. La meute apparaît sans prévenir, avec une facilité déconcertante.
En ces temps où l’actualité nous ramène trop souvent des images de meurtres de masse, de crimes de guerre où l’emploi des armes semble ne plus connaître de tabou, il n’est pas inutile de rappeler que le penchant pour la cruauté est en puissance présent chez tous les êtres humains, et qu’il ne demande que quelques circonstances favorables pour déployer toute sa force de destruction. Car résister au groupe, nous a appris la psychologie sociale, n’est pas donné au premier venu. Nous avons, tous, à lutter en permanence contre une tendance au conformisme forgée par l’évolution, et qui a permis à l’homo sapiens de franchir les affres du temps en se protégeant des prédateurs et de lui-même. Ce conformisme se transforme hélas en plaie béante lorsqu’il permet, au sein de sociétés civilisées, de servir d’alibi au fort pour écraser le faible. Ou plus exactement pour aider les faibles à écraser plus faibles qu’eux dans l’ombre du fort, parce qu’il vaut mieux se trouver du côté des bourreaux que de celui des victimes. Seule l’éducation peut faire de nous des justes.
Le Village des » cannibales « , par Alain Corbin, éd. Flammarion, 1990, 210 p.
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