C’est le moment de… (re)lire « L’âge des extrêmes »
Parmi les ponts aux ânes de la conversation de café politique, il s’en trouve un que chaque élection, chaque mouvement d’opinion, aime à ranimer : celui voulant que notre monde soit aux prises avec un monstre nommé « extrême ».
Ce monstre, comme toute créature mythologique, possède des caractéristiques physiques et morales très déterminées, dont la plus saillante, semble-t-il, serait son côté bifide – le fait qu’il posséderait deux têtes.
La première, nommée » extrême droite « , serait de couleur merde, et aurait pour trait principal un discours tendant vers le fascisme plus ou moins assumé, plus ou moins nationaliste, plus ou moins médiéval. La seconde, en revanche, reconnaissable à sa couleur sang, tiendrait un autre type de discours, que les esprits forts classent de manière décisive du côté du communisme – c’est-à-dire de la fin du monde, du pillage des biens et du viol des femmes. Aux hordes fascistes qui se pressent aux portes de nos cités répond, comme par une étrange nécessité de symétrie, les légions communistes n’attendant que le vote des gogos pour nous envoyer tous au goulag – ou, pire, à la mine.
Dans sa célèbre histoire du » court xxe siècle « , qu’il avait titrée L’Age des extrêmes, le regretté Eric Hobsbawm avait pourtant démontré combien la définition d’un front renvoyant dos à dos les deux prétendus » totalitarismes » de l’histoire récente était débile. Faire de la gauche radicale le pendant de l' » extrême droite « , à l’intérieur d’un spectre politique qui définirait le cosmos social comme s’il était un nuancier Pantone, c’est en effet oublier une chose : que ledit cosmos n’est pas un palais palladien. En réalité, il n’y a aucun rapport entre ce que l’on appelle » extrême droite » et ce qu’on appelle » extrême gauche » ; plutôt que les deux pôles les plus éloignés d’un spectre, ils sont les antonymes que ne cessent de forclore les autres. Les » extrêmes » ne le sont qu’au nom du besoin de créer un contraste visant à faire croire que ce qui ne le serait pas pourrait représenter une sorte de » centre « , d’équilibre nuancé et rationnel adéquat à la balance de la vie. Pourtant, il est évident pour qui sait regarder que ce » centre » est lui-même un » extrême » ; il est le pôle de la radicalité moyenne, c’est-à-dire du conservatisme le plus angoissé et le plus incapable de passer outre son angoisse. Là où l' » extrême droite » est l’extrême de la détestation, et l’ » extrême gauche » l’extrême de la générosité, l' » extrême centre » est celui de la peur – de la panique que quoi que ce soit puisse changer en quelque point que ce soit. Etre centriste, aujourd’hui, c’est défendre l’extrémisme de l’oubli de ce que le présent est le résultat d’un changement permanent – la conséquence des luttes dures et violentes ayant permis qu’une vie vivable soit possible par gros temps capitaliste. Ce n’est que grâce à la radicalité de gauche que cette vie a été rendue effective – c’est-à-dire que ce sont ceux dont l’ » extrême centre » a le plus peur qui sont ceux qui ont fait de lui ce qu’il est, et lui ont permis la vie qu’il ne veut surtout pas voir disparaître.
Il faut le dire : si le xxe siècle a été le siècle des totalitarismes hitlériens et staliniens, le xxie est celui du totalitarisme centriste, et de sa complicité objective avec tout ce qui, sur le navire en perdition qu’est la planète Terre, accélère encore son naufrage.
L’Age des extrêmes. Le court xxe siècle. 1914-1991, par Eric Hobsbawm, éd. Complexe, 1999, 810 p.
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