David Engels
C’est le moment de… (re)lire J.R.R. Tolkien
A une époque où de nombreux groupes religieux, ethniques ou sexuels tentent d’imposer, au risque d’une implosion de la communauté, leurs propres valeurs à l’ensemble de la société, et où une députée dont nous tairons le nom pousse le politiquement correct jusqu’à proposer de scinder les cours d’histoire selon l’ethnicité des élèves, nous assistons au retour paradoxal de la nostalgie du grand récit archaïque, exemplifié à merveille par l’engouement pour l’oeuvre grandiose de Tolkien.
Ainsi, le monde tolkinien est profondément empreint d’une hiérarchie non pas technocratique, mais charismatique, où le pouvoir, à l’image de la royauté d’Aragorn, est conçu comme un fardeau, et l’obéissance comme un honneur. Dès lors, le héros est fondamentalement individualiste, mais non pas dans le sens d’un matérialisme égocentrique, mais d’un humanisme moral, obligeant chacun, comme Elendil, Bilbon ou Faramir, à rester fidèle à ses convictions, même au prix d’une rupture avec la société. Cela explique aussi le conservatisme tolkinien, car bonheur et harmonie ne peuvent être garantis par des moyens extérieurs comme la technologie ou les institutions, mais seulement par le comportement éthique de l’individu, qui apprend, comme Eowyn ou Sam, à accepter sa nature profonde au lieu de réclamer, au détriment de l’ordre, un égalitarisme artificiel. En même temps, cet univers est aussi profondément religieux : maculé par la chute originelle de Melkor, tout bonheur est transitoire, tout espoir d’un ordre idéal sur cette terre illusoire. Ainsi, l’histoire de la Terre du Milieu est fondamentalement tragique et constituée d’une suite d’actes héroïques voués, de Beren par Eärendil à Frodon, à l’échec : seule la grâce divine permet à celui qui va au bout de ses idéaux de réaliser sa quête.
Mais cette vision n’est pas confinée au simple imaginaire littéraire, elle s’accompagne aussi d’une réflexion critique sur la modernité qui, aujourd’hui, suffirait à faire renvoyer Tolkien d’Oxford. Ainsi, dans une lettre de 1943, il ironise : » Tout est en passe de devenir une seule petite banlieue desséchée de province. Quand ils auront introduit le système sanitaire américain, les techniques de motivation, le féminisme, et la production de masse à travers le Proche-Orient, le Moyen-Orient, l’URSS, comme nous serons heureux ! » Même la victoire alliée tant espérée le laisse sceptique : » La vraie guerre ne ressemble en rien à la guerre légendaire. Si elle avait inspiré ou dicté le développement de la légende, l’Anneau aurait certainement été saisi et utilisé contre Sauron. » (Le Seigneur des Anneaux, 2e éd., avant-propos.)
Que dire des raisons profondes du regain de popularité de Tolkien en ce début du XXIe siècle, si ce n’est qu’il cache un désamour profond de notre monde postmoderne et la nostalgie du » grand récit » d’une société ancestrale unie et simple – un escapisme qui est en train de se transformer graduellement, comme le montre la montée des mouvements charismatiques et conservateurs, en revendication politique… A quand le retour du roi ?
Lettres, par J. R. R. Tolkien, traduit de l’anglais par Vincent Ferré et Delphine Martin, Pocket, 2013, 960 p.
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