David Engels
C’est le moment de…(re)lire H.P. Lovecraft
Visionnaire, hypocondriaque, nostalgique, misogyne, érudit – Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) fut un peu de tout ça, et bien plus encore. Père du roman d’horreur moderne, fervent admirateur du pessimisme historique d’Oswald Spengler et détestant cordialement la civilisation technisée, Lovecraft évolua à cheval sur deux époques, deux styles de vie, deux types d’existence.
C’est peut-être ce qui rend son oeuvre si poignante, au-delà de toute excentricité, et surtout si terriblement actuelle – aujourd’hui, où les évolutions pressenties par l’auteur dans sa vaste correspondance et décrites allégoriquement dans ses romans et nouvelles semblent avoir acquis une réalité inquiétante.
Une société en apparence ordonnée et moderne, bien qu’un tantinet ennuyante. Un héros songeur et insatisfait. En filigrane, la nostalgie d’un passé révolu, la peur de voir tout ce qui, jadis, créait beauté, harmonie et identité submergé par la dégénérescence interne, par la barbarie de la technologie, et par la venue d' » étrangers » de tout genre. Puis, graduellement, l’irruption du » tout autre « , d’une horrible vérité cosmique, à la fois atavique et ultramoderne. La révélation terrasse, mais, curieusement, libère le héros tragique, comme décrit par les phrases initiales de L’Appel de Cthulhu, texte fondateur de l’oeuvre, car elle » nous rendra fous ou nous fera fuir ces lumières mortelles pour replonger dans un âge des ténèbres paisible et sûr « . En effet, la révélation terrasse, car elle détruit la santé mentale du héros par la réalisation de l’insignifiance absolue de l’être humain face au mal – ou plutôt l’amoralité – de pouvoirs cosmiques fondamentaux tels que les » Grands Anciens » ; elle libère, car elle lui permet de faire abstraction de sa perception limitée du déclin de la civilisation occidentale en attirant son regard sur la futilité totale de l’existence humaine.
L’étrange actualité que revêt cette dialectique entre modernisme, nostalgie et nihilisme en ce XXIe siècle saute aux yeux, car notre monde aussi oscille entre un rationalisme ultralibéral de plus en plus décrédibilisé, un attrait inquiétant pour les grandeurs d’un passé religieux, politique ou ethnique idéalisé et, finalement, la dimension de plus en plus apocalyptique des innombrables crises et menaces qui nous guettent plus que jamais en cette année électorale 2017. Faut-il craindre que l’horreur cosmique du visionnaire de Rhode Island préfigure la désinhibition graduelle de l’Occident, dont l’anthropocentrisme radical et sa volonté de s’affranchir, au nom de la liberté, de tous les idéaux du passé le mènerait tôt ou tard à s’anéantir lui-même ? » Ce temps serait facile à reconnaître car l’humanité aurait évolué pour devenir comme les Grands Anciens, libres et sauvages, au-delà du bien et du mal, sans lois ni morale, hurlant, tuant et s’adonnant au plaisir. Alors les Grands Anciens libérés leur apprendraient de nouvelles manières de hurler, tuer et s’amuser, et toute la terre se consumerait dans un holocauste d’extase et de liberté. »
H. P. Lovecraft, OEuvres, 3 volumes, Robert Laffont, coll. » Bouquins « , 1991-1992 (éd. par F. Lacassin).
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