David Engels
C’est le moment de…(re)lire Ernst Jünger
L’obligation de « résister » à une société oppressante n’appartient pas seulement au passé ou encore au futur, mais aussi et surtout au présent – voilà le dur apprentissage que le XXIe siècle nous a réservé.
Nous qui croyions, après la chute des totalitarismes, avoir enfin acquis liberté, ouverture et aisance, nous nous retrouvons bien loin de notre but : par une curieuse convergence, libéraux et socio-démocrates ont fusionné pour créer une pensée unique, combinaison hybride entre capitalisme débridé et assistanat égalitariste. Ainsi, le nivellement pédagogiste et l’antitraditionalisme masochiste alimentent l’accroissement d’un nouveau prolétariat exploité par les marchés et par les machines électorales, tandis que les nombreuses prébendes des institutions internationales et bancaires assurent aux prétendus défenseurs du petit peuple une existence confortable. Résister à cette évolution qui risque de remplacer la véritable liberté politique par le manichéisme entre bien-pensance et populisme, et qui poursuit impitoyablement, par médias, institutions et réseaux sociaux interposés, celui qui dérangerait par sa libre pensée, s’apparente graduellement au suicide social, voire professionnel.
Pour nous accompagner sur ce chemin solitaire, rien de tel que de relire l’oeuvre d’Ernst Jünger. Tour à tour soldat, poète, résistant et philosophe, Jünger, dans sa vie de centenaire, a développé, dans la succession des archétypes du soldat, de l’ouvrier et du résistant, une typologie psycho- politique des héros du XXe siècle. Aujourd’hui, c’est surtout le résistant qui nous intéresse, terme que Jünger traduit d’ailleurs, en allemand, avec » Waldgänger « , littéralement » celui qui va dans la forêt « , ce symbole si fécond de l’âme d’outre-Rhin, allant de la poésie germanique archaïque jusqu’au lied allemand. L’image que dresse Jünger dans le petit traité éponyme à l’origine de cette métaphore, publié en 1951 au sortir de la catastrophe national-socialiste, est sans appel :
» Quand toutes les institutions deviennent douteuses ou même amorales, et que dans les églises, l’on entend prier publiquement non pas pour les persécutés, mais pour les persécuteurs, la responsabilité éthique incombe désormais à l’individu, ou plutôt à l’individu non encore brisé. Celui qui va dans la forêt est cet individu concret, il agit dans une situation concrète. Il n’a pas besoin de théories ou de lois inventées par des juristes partisans pour savoir ce qui est juste… Toutes les choses deviennent désormais simples, s’il reste encore de l’authentique en lui. »
Deux générations plus tard, cet appel à un individualisme à la fois radical et profondément éthique, où seul le retour à l’intuition permet d’échapper à la dialectique de la raison, ne s’adresse-t-il pas aussi à notre temps ? Que celui qui en doute imagine un instant les conséquences qu’une telle réorientation aurait sur sa propre vie privée, sociale ou professionnelle, pour prendre la mesure des véritables limites de sa prétendue liberté…
Traité du rebelle, ou le recours aux forêts, suivi de Polarisations, par Ernst Jünger, trad. de l’allemand par Henri Plard, éd. Christian Bourgeois, 1995.
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