David Engels
C’est le moment de…(re)lire Dostoïevski
En ce temps de nouveau clivage entre l’Europe et la Russie, il semble plus que nécessaire de rappeler que cette dernière, loin d’être l’ennemie prétendument héréditaire des » valeurs européennes « , fait, au contraire, partie intégrante de la richesse de notre culture dont la frontière orientale ne se trouve pas aux portes de Kiev, mais à Vladivostok.
L’Europe, au lieu de persister dans le paradoxe d’un appui inconditionnel à la Turquie (musulmane) couplé avec une hostilité de longue date à la Russie (orthodoxe), ferait mieux de se rappeler les nombreux liens qui l’unissent à cet immense pays et se rappeler l’importance de la dimension spirituelle qu’il a, si longtemps, représentée. Pour cela, rien de mieux que de relire Dostoïevski.
Alors que Dostoïevski était le passage littéraire obligé de toute l’intelligentsia européenne durant la première moitié du XXe siècle, la lecture du grand romancier russe est désormais réduite à quelques rares amateurs. Ainsi, il y a un siècle, la vision non seulement de la Russie éternelle, mais aussi d’un Occident en perte de vitesse s’était essentiellement construite sur la base d’une lecture presque compulsive de Dostoïevski, faisant de ses personnages tourmentés et de sa foi en la mission de l’orthodoxie les archétypes incontournables de l’image que se formait l’Occident de l’Orient russophone. Aujourd’hui, en revanche, ce mélange explosif entre christianisme, panslavisme et humanisme se trouve aux antipodes mêmes de notre société politiquement correcte, et ce n’est probablement pas un hasard si la Russie soviétique, elle aussi, l’a voué aux gémonies en lui préférant Tolstoï, dont la verve sociale était beaucoup plus compatible avec le matérialisme socialiste.
Et pourtant, l’oeuvre de Dostoïevski semble, aujourd’hui plus que jamais, d’une actualité considérable, notamment sa cinglante critique de l’universalisme rationaliste qui, sous couvert de protéger les citoyens, les prive de cette dimension spirituelle sans laquelle on voit mal comment la société humaine se distinguerait de celle des abeilles ou des fourmis. Ainsi, dans Les Démons, face à la question existentielle » de savoir si Shakespeare est supérieur à une paire de bottes « , Dostoïevski fait comprendre clairement qu’il choisirait le premier. Notre société ferait-elle de même ? Nous pouvons en douter et nous demander, en relisant la parabole du Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov (1), dans quelle mesure notre société, abandonnant la démocratie à la technocratie, la solidarité sociale à l’égoïsme ultralibéral et la fierté de représenter une communauté culturelle unique à un multiculturalisme désincarné, n’est pas un peu à l’image de ce Grand Inquisiteur. Ce dernier se vantant d’avoir abandonné l’intériorité radicale du christianisme au profit de sa mission » civilisatrice « , et la recherche de l’absolu au profit d’un rationalisme » humaniste » prêt à brûler son propre messie sur le bûcher pour l’empêcher de mettre en péril l’ordre séculier créé en son nom…
(1) Les Frères Karamazov, par Fiodor Dostoïevski, traduit du russe par Henri Montgault, Gallimard, 1952, 1 270 p.
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