Laurent de Sutter
C’est le moment de…(re)lire « Amérique »
Parmi les péchés mignons favoris des foules postmodernes, il y a celui du scandale et de la jouissance qui l’accompagne – le fait que tout, à commencer par les événements de la vie politique, puisse être source d’une exultation morale aussi furieuse que bruyante.
L’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis a offert une magnifique opportunité aux irrités de tout bord d’exprimer le fond de leur pensée, qu’elle prît le ton revanchard du satisfait, ou celui, larmoyant, du défait. Au-delà des banalités d’usage sur la grégarité émotionnelle des collectifs, surtout lorsqu’ils sont numérisés, ce cocktail d’exaspération et de sentimentalité témoigne d’un curieux présupposé ontologique : le fait que, pour la plupart des individus, les circonstances soient sérieuses. On ne plaisante pas avec l’élection d’un président des Etats-Unis, sauf si la plaisanterie en question reste reléguée dans le domaine très circonscrit de l’humour ou de la caricature – et signalé comme tel sans risque de s’y tromper. Les enjeux sont trop importants, les dangers trop menaçants, les conséquences trop graves pour trop de monde, et ainsi de suite : quoi qu’il en soit de la personnalité bouffonne de Donald Trump lui-même, l’affaire est grave, lourde, pesante – c’est-à-dire décisive.
Pourtant, dans un beau livre qu’il avait consacré à l’Amérique au milieu des années 1980, Jean Baudrillard avait pointé combien, en ce qui concerne les Etats-Unis au moins, il n’est aucune catégorie plus inadéquate à la compréhension que celle de sérieux. Le sérieux implique toujours quelque chose de l’ordre de l’assomption de l’adhésion avec soi-même – une façon de regarder ce que l’on considère comme sérieux comme s’il s’agissait » d’une chose qui serait vraiment une chose « . Le sérieux, autrement dit, argue Baudrillard, implique un postulat d’identité, suivant lequel le jeu possible de la réalité se trouve réduit à une tautologie, et tout ce qui peuple cette réalité à l’être auquel il est assigné sans possibilité d’en bouger. Un tel point de vue conduit ceux qui l’adoptent à refuser de considérer que les choses puissent être différentes de ce qu’elles sont – qu’en elles travaille une manière de se soustraire à l’appréhension de l’assignation à une place ou une identité.
Ainsi de la politique, comprise dans son fonctionnement parlementaire : la considérer avec sérieux est la meilleure façon de manquer qu’elle n’a rien à voir avec le fait de voter pour tel ou tel candidat, telle ou telle option idéologique, ou tel ou tel complot bancaire. La politique parlementaire est d’abord un théâtre à l’intérieur duquel nous projetons nos désirs d’ordre et de classification, notre volonté désespérée de maîtriser un monde qui se refuse à notre maîtrise, et qui ne cesse de nous le faire savoir. Ce dont témoignent les furieux et les pleureuses qui multiplient les commentaires ornés de points d’exclamation à propos de l’élection de Donald Trump, c’est de leur désir propre que celle-ci compte, qu’elle possède une importance véritable. Qu’elle ne changera rien – parce que la seule chose qu’il y a à changer, c’est la politique parlementaire elle-même – ne leur viendrait pas à l’esprit car, sans doute, cela impliquerait de tout regarder autrement, et d’abandonner les catégories par lesquelles chaque chose est identifiée à elle-même.
Amérique, par Jean Baudrillard, 1986, Poche/Essais, 122 p.
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