Prise en 1936 dans un camp pour migrants de Californie par Dorothea Lange, cette photo émouvra l'Amérique avant de devenir le symbole universel du courage et de la dignité. © PRINTS AND PHOTOGRAPHS DIVISION, LIBRARY OF CONGRESS, WASHINGTON, D. C.

Ces photographes qui ont illustré l’Amérique d’en bas pendant la Grande Dépression

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Entre 1935 et 1943, à l’initiative d’une agence fédérale, plusieurs dizaines de photographes vont sillonner l’Amérique d’en bas pour montrer son visage ravagé par la Grande Dépression. Un portrait XXL unique à découvrir dans un livre convoquant tous les mythes fondateurs des Etats-Unis.

La Bourse qui dégringole en une séance, les banques dans la tourmente, la crise qui gangrène tous les rouages de l’économie, des catastrophes naturelles en cascade, deux millions et demi de personnes sur les routes… Le scénario ressemble à celui que l’on vit en Europe depuis 2008. Il date pourtant de 1929 quand l’Amérique se prend pour la première fois les pieds dans le tapis du capitalisme. Le jeudi noir du 24 octobre est inscrit dans tous les manuels d’économie à la rubrique des défauts de fabrication. Ce jour-là, le soufflé financier fourré à la promesse d’une croissance éternelle se dégonfle d’un coup. Il a suffi de quelques prises de bénéfices pour faire dérailler le train fou. La suite relève du cas d’école : la baisse de la Bourse provoque la panique, la panique entraîne la vente massive d’actions, qui fait dévisser à son tour les cours. Et ainsi de suite. Même proposés au tiers de leur valeur, les titres ne trouvent plus preneur. Le premier acte de la Grande Dépression vient d’avoir lieu. Le reste de la pièce se joue sur la scène nationale (et internationale dès le lendemain). Les banques ferment les robinets, sinon carrément leurs portes, les carnets de commandes des entreprises se vident, le chômage explose, la demande de biens s’enlise. Le système est grippé.

Le film Kodachrome fait son apparition à la fin des années 1930. Du coup, le travail des envoyés spéciaux de la FSA prend des couleurs. Notamment pour cette parade patriotique de 1942 dans le Connecticut immortalisée par Fenno Jacobs.
Le film Kodachrome fait son apparition à la fin des années 1930. Du coup, le travail des envoyés spéciaux de la FSA prend des couleurs. Notamment pour cette parade patriotique de 1942 dans le Connecticut immortalisée par Fenno Jacobs.© PRINTS AND PHOTOGRAPHS DIVISION, LIBRARY OF CONGRESS, WASHINGTON, D. C.

Les effets du séisme se font sentir loin de Wall Street. En particulier dans le monde agricole américain qui va payer un lourd tribut au krach. D’autant qu’à cette crise systémique s’ajoute le ralentissement de la demande européenne depuis que le coeur du Vieux Continent a recommencé à battre après l’infarctus de la Grande Guerre. Et voilà comment un quart des agriculteurs locaux se retrouvent sur la paille en quelques années à peine. Pour ne rien arranger, un fléau biblique frappe en même temps cette population précarisée, confrontée à une succession de sécheresses historiques qui vont forcer des dizaines de milliers de fermiers et leur famille à prendre le chemin de l’exil. Emboîtant le pas aux pionniers, ces nouveaux migrants vont mettre le cap à l’ouest, en direction de la Terre promise de toujours, la Californie. Un défi démographique et politique de taille à gérer pour le nouveau président Franklin D. Roosevelt, élu en 1932. La colère gronde, le rêve américain vire au cauchemar. Adepte d’un interventionnisme étatique pour encadrer l’économie de marché, le nouveau locataire de la Maison-Blanche met rapidement en place une administration spécialement chargée d’accompagner la réinstallation des fermiers ayant fui le Dust Bowl (ou  » bol de poussière « , qui désigne les grandes plaines du Midwest).

Des images plutôt que des chiffres

Leurs reportages marinés y font ressortir les arômes de la mythologie américaine

Pragmatiques, les initiateurs du projet savent bien que les chiffres ne suffiront pas à rendre compte de l’ampleur de la misère d’une part, des bienfaits de la réponse gouvernementale de l’autre. D’où l’idée de créer une section historique au sein de la Farm Security Administration, dirigée par Roy Stryker, ancien assistant à Colombia de l’économiste Rexford Tugwell, une des éminences grises de Roosevelt. A l’image de l’ethnomusicologue Alan Lomax, infatigable collectionneur de musiques populaires, Stryker est un fonctionnaire doublé d’un visionnaire. Il ne va pas se contenter de son mandat, pourtant déjà ambitieux. A côté de la récolte de données sociologiques, statistiques ou économiques sur la situation dans le monde rural, il n’hésite pas à recourir à des techniques d’archivages moins standards. Allant par exemple jusqu’à enregistrer des disques sur lesquels il demande aux fermiers de chanter et de raconter leur quotidien.  » L’ambition de Stryker est de transmettre aux générations futures un tableau de l’Amérique rurale au seuil de la modernité « , résume Peter Walther dans la préface de New Deal Photography, l’anthologie consacrée à la formidable aventure photographique initiée par la Farm Security Administration, et que Taschen publie aujourd’hui dans sa collection à prix doux Bibliotheca Universalis (1). Car c’est bien sur la photo que le responsable va avant tout miser pour sensibiliser la population tout entière à ce qui se passe dans ses campagnes, enclenchant du même coup une odyssée d’une ampleur inégalée dans l’histoire de ce média.

Lui-même n’est pas un pratiquant mais il a pu se rendre compte de l’impact de l’image fixe en s’occupant des illustrations d’un livre de son mentor Tugwell. Plutôt que de faire appel à un régiment de photographes rompus à la pratique du documentaire, il s’entoure de professionnels qui ont une formation artistique. Un choix déterminant qui va largement contribuer au rayonnement de  » sa  » collection. Stryker ne veut pas un cadastre froid, impersonnel, il veut un portrait en mouvement, vivant, incarné, humain de cette tranche d’Amérique.

Ces photographes qui ont illustré l'Amérique d'en bas pendant la Grande Dépression
© DR

Entre 1935 et 1943, plus de quarante chasseurs d’images vont ainsi défiler dans son petit bureau de Washington même si le noyau dur est constitué d’une douzaine de noms, dont beaucoup ont ensuite été gravés dans le marbre de la notoriété, en particulier Walker Evans, Dorothea Lange, Jack Delano ou Gordon Parks. En noir et blanc, et en couleurs pour certains à partir de 1939 grâce à l’invention de la pellicule Kodachrome, ces observateurs d’élite vont sillonner le pays d’est en ouest et du nord au sud, parfois plusieurs mois d’affilée, avec pour seule feuille de route quelques étapes imposées (un garage, un commerce, un théâtre…), le reste étant laissé à leur discrétion pourvu qu’ils montrent comment on vit, travaille et s’amuse en milieu rural mais aussi dans les bourgs et même dans les villes. Car Stryker ne se cantonne pas aux zones reculées. La misère ne connaît pas les frontières. En déployant ses limiers sur tout le territoire, il tisse en réalité une toile qui traverse les cloisons sociales et permet de visualiser l’ensemble des victimes de la crise – qu’elles soient blanches, noires, hispaniques, qu’il s’agisse d’hommes, de femmes ou d’enfants. Le tout pour un portrait taille XXL d’une génération à la croisée des chemins entre tradition et modernité.

Ella Watson lisant la Bible à sa famille. A travers cette femme de ménage pieuse, qu'il a également photographiée balais en main sous le drapeau américain, Gordon Parks illustre et dénonce la ségrégation raciale.
Ella Watson lisant la Bible à sa famille. A travers cette femme de ménage pieuse, qu’il a également photographiée balais en main sous le drapeau américain, Gordon Parks illustre et dénonce la ségrégation raciale.© PRINTS AND PHOTOGRAPHS DIVISION, LIBR. OF CONGRESS, WASHINGTON, D. C.

Plus que la banalité apparente des scènes représentées (le dur labeur du champ, l’ennui d’un camp de transit, la parade lors d’une foire), ce qui frappe, c’est la part d’humanité, mélange de fragilité et de dignité, qui transpire de ces Photographies américaines pour reprendre le titre de l’ouvrage que Walker Evans publie en 1938 et qui rassemble le fruit de sa récolte personnelle. Les tragédies sont reléguées au second plan et ne se découvrent souvent qu’en lisant les légendes. Devant l’objectif, ces damnés qui ont souvent tout perdu, leur gagne-pain, leur maison, leurs racines, offrent un regard certes endurci, marqué par les épreuves, mais où se lit néanmoins une détermination intacte. C’est ce qui transpire de l’attitude de ce fermier flanqué de ses trois fils postés sur le perron et arborant la même salopette en jean et le même air fier en une allégorie parfaite de l’homme vivant de la terre.

La force des symboles

Si chaque photographe a son style, il n’est jamais ostentatoire. Tous partagent avant tout la même empathie pour les sujets représentés. C’est ce qui les distingue des photoreporters purs et durs, davantage centrés sur l’action et le court terme, qu’ils côtoient dans les pages des magazines d’actu en plein essor à l’époque, Life en tête. Leurs reportages marinés y font ressortir les arômes de la mythologie américaine. Le drapeau, l’adversité, la religion, la famille… autant de thèmes inscrits dans l’ADN de tout Américain qui ne sont jamais loin. Et ce n’est d’ailleurs pas pour rien que l’écrivain John Steinbeck viendra fouiller dans le butin amassé par l’agence pour préparer le fonds de sauce de ses célèbres Raisins de la colère. Les paysages dévastés et les scènes de la vie ordinaire des gens simples ne manquent pas.

Les photographes de la FSA s'intéressaient aux gens mais aussi aux modes de vie. Comme sur ce cliché d'Edwin Rosskam montrant un avion pulvérisant un champ de haricots du New Jersey.
Les photographes de la FSA s’intéressaient aux gens mais aussi aux modes de vie. Comme sur ce cliché d’Edwin Rosskam montrant un avion pulvérisant un champ de haricots du New Jersey.© PRINTS AND PHOTOGRAPHS DIVISION, LIBRARY OF CONGRESS, WASHINGTON, D. C.

Même si les temps figés sur la pellicule sont durs, jamais le misérabilisme ou une quelconque forme de misérabilisme n’affleurent dans les 400 clichés (sur les 270 000 recensés…) regroupés dans cet ouvrage vierge de tout cynisme. L’Amérique laborieuse qui se déploie sous nos yeux a encore un pied dans le passé, comme on peut le voir avec ces deux fantômes de cow-boys avançant sur une route poussiéreuse dans un noir et blanc taillé à la serpe par l’appareil de Dorothea Lange. Et l’autre déjà pris dans les rouages de l’industrialisation galopante dont témoignent ces prises de vue d’ouvrières s’attelant sur le fuselage d’un bombardier.

Une quantité impressionnante de ces clichés finiront à la postérité, comme la femme de ménage noire tenant ses balais devant la bannière étoilée, ironiquement appelée American Gothic par Gordon Parks en référence à ce tableau archi connu de Grant Wood montrant un couple de fermiers blancs raide comme un missel. On nage en pleine symbolique. Comme avec l’image la plus célèbre et la plus iconique du lot : La Mère migrante de Dorothea Lange, shootée en 1936 à Nipomo, en Californie. Un archétype universel de la mère courage à la mise en scène presque soviétique. Une légende, une vraie pour le coup puisque la madone universelle n’est pas celle que l’on croit. A savoir une fermière blanche déracinée comme le laissait entendre la photographe. Sauf qu’en réalité, Florence Owens Thompson (c’est son nom) n’est pas blanche mais cherokee, qu’elle n’est même pas vraiment une migrante et qu’elle ne profitera pas des largesses accordées par le gouvernement, ému par cette vision fulgurante de la détresse, puisqu’elle aura déjà quitté le camp où elle ne faisait que passer quand arrivera la nourriture. Comme disait John Ford dans L’Homme qui tua Liberty Valance :  » Si la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende.  »

Cette demi-mystification n’enlève rien à la richesse de ce patrimoine qui a fixé dans la mémoire collective la représentation de cette décennie maudite. Une utopie archiviste qui prend fin en 1942 quand la FSA est intégrée à l’Office of War Information, qui a d’autres chats patriotiques à fouetter. Stryker réussira quand même à faire transférer la collection à la bibliothèque du Congrès pour éviter sa dispersion, voire sa disparition pure et simple. A défaut de pouvoir éviter sa répétition, ce vaste programme aura au moins donné un visage à la crise.

(1) New Deal Photography. USA 1935-1943, par Peter Walther, éd. Taschen, 576 p.

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