«Cela peut paraître anodin…»: comment la Russie a tenté de déstabiliser les JO sur les réseaux sociaux
Les Jeux olympiques de Paris ne sont pas qu’un terrain de sport. Ils sont aussi un ring de boxe géopolitique, où la bataille informationnelle enchaîne les tentatives d’uppercut. A ce jeu-là, la Russie et son armée de robots gagnent aux points. Teintés de déstabilisation politique.
Une première cover du journal Libération. Une deuxième du Parisien. Une troisième, de Marianne, pour compléter le podium. Toutes ont un dénominateur commun: elles critiquent sévèrement l’organisation des Jeux olympiques de Paris. Sur X (ex-Twitter), elles sont repartagées en masse. Les opposants à la politique française actuelle se lèchent les babines à coups de like. Les images séduisent mêmes certains politiques, qui les repartagent sans hésitation, à l’instar de l’élue d’extrême gauche LFI Ersilia Soudais. Et pourtant, ces couvertures de journaux français sont fausses. Créées de toutes pièces par une armée de propagandistes venue de Russie.
Des brèches à haut potentiel
Sur cette prétendue Une de journal Libération, par exemple, dont la ressemblance avec l’original est effectivement confondante, on peut voir le triathlète canadien Tyler Mislawchuk, pris de vomissements sur la ligne d’arrivée. Si la photo est véridique, les titres pour l’accompagner le sont beaucoup moins. «J’ai vomi 10 fois. 24 autres athlètes ont eu besoin de soins médicaux après avoir nagé dans la Seine», «Baignade effrayante», peut-on lire. Ersilia Soudais plonge les deux pieds joints dans le piège russe. Elle retweete. Et s’indigne des «1,4 milliard d’euros dépensés (NDLR: afin d’assainir l’eau du fleuve) pour se ridiculiser aux yeux du monde entier.»
Très vite après sa course, le triathlète canadien expliquait à la presse: «J’ai avalé beaucoup d’eau pendant l’épreuve mais ça n’a rien à voir avec la qualité. C’est simplement que mon estomac était rempli et les 1h40 d’effort n’ont pas aidé.» Une version très éloignée, donc, des prétendues covers qui circulent sur X. Mais suffisamment ressemblantes pour tromper une partie des utilisateurs, dont, bingo pour les Russes, des responsables politiques.
Si la qualité de l’eau de la Seine inquiète effectivement depuis le début des Jeux, les propagandistes russes utilisent pleinement cette brèche à fort potentiel pour répandre de fausses informations. En visant directement l’organisation de la compétition, et, par prolongement, la politique française actuelle qui la soutient.
La Russie et ses fermes à bots
«La Russie dispose d’une force de frappe impressionnante lorsqu’elle déploie ses ‘fermes à bots’ (NDLR: des robots numériques), commente Axel Legay (UCLouvain), expert en cybersécurité. Le pays recèle de capacités conséquentes pour diffuser des fausses informations sur les réseaux sociaux, soit de façon automatique, soit via des relais humains. Par le passé, la Russie a déjà opéré de la sorte à de nombreuses reprises, durant les dernières élections françaises ou américaines», cite-t-il.
Il existe de nombreuses techniques utilisées par des groupes de hackers, des influenceurs ou des médias pro-russes: phishing, piratage de serveurs, fausses informations imitant des médias d’information de grande circulation, republication de ces fausses informations par des bots, mais aussi utilisation de médias journalistiques pro-russes comme RT et Sputnik, liste Laura Calabrese, chercheuse (ULB) et spécialiste des discours de propagande. «Plus récemment, l’utilisation de l’intelligence artificielle permet de générer des images plus complexes comme le deep fake ou l’imitation de voix.»
Si ces opérations de déstabilisation restaient majoritairement textuelles par le passé, l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) change donc la donne. «Sur les réseaux sociaux, les gens regardent une information en moyenne une seconde, voire moins, chiffre Axel Legay. Compte tenu de cette statistique, l’image a davantage d’impact que le texte. Les Russes l’ont bien compris et se concentrent aujourd’hui sur le visuel. Ils peuvent compter sur un public réceptif et critique à l’égard des JO.»
Russie: décrédibiliser le gouvernement français
Ces actions ne sont pas sans but, dans un contexte politique tendu en France. Si la Russie parvient à déstabiliser les Jeux olympiques, elle touche aussi les politiques. «Derrière ces actions a priori anodines, l’impact peut devenir concret. Car sur un même réseau, les Français s’informent aussi bien sur les JO que sur la politique. La Russie exploite cette confusion à plein régime», analyse Axel Legay.
Les grands événements sportifs sont pour les pays des instruments de diplomatie culturelle, de soft power, qui mobilisent des moyens économiques et humains considérables dans le but de participer à son rayonnement (parfois de redorer son image) et, par extension, celle du gouvernement en place, explique Laura Calabrese. «La propagande russe a pour objectif de décrédibiliser le gouvernement français -assez affaibli par le résultat des élections européennes-, et plus globalement de générer une psychose collective et du chaos, en agitant la crainte des attentats. Tout ceci serait in fine bénéfique à l’extrême droite, où le régime de Poutine compte plusieurs alliés», estime-t-elle.
Pour contrer cette cyber-armée russe, la seule modération humaine est insuffisante, et impossible à mettre en place efficacement. «Aujourd’hui, on essaie de la coupler avec une modération IA, en sachant que cette dernière n’est pas toujours en mesure de détecter une autre IA, précise Axel Legay. Et l’auto-régulation de certaines communautés ne suffit pas. La stratégie russe a donc de beaux jours devant elle.»
Ingérence russe: créer le chaos
Au-delà des réseaux sociaux, l’ingérence russe s’amplifie. Elle ne compte pas s’arrêter aux Jeux olympiques. Les élections aux US vont suivre dans un futur proche, et on peut s’attendre aux mêmes types d’actions au Mexique. «Dans nos démocraties, la majorité de la population s’informe gratuitement sur les réseaux, point central de la bataille informationnelle. La Russie le sait et profite d’un effet d’aubaine. Une façon de stopper l’hémorragie serait de rendre payante une partie de la communication sur les réseaux, afin de mieux réguler l’information qui s’y diffuse», propose le professeur de l’UCLouvain.
Ce type de manoeuvres n’est pas nouveau, souligne Laura Calabrese. En 2023 et juste avant JO, des groupes de désinformation pro-russes avaient déjà orchestré une campagne en ligne visant à créer de la panique autour des punaises de lit, comme une manière de discréditer le gouvernement français, engagé auprès de l’Ukraine. «Même si ces campagnes sont débunkées assez rapidement, elles sont largement relayées par des comptes d’extrême droite mais aussi d’extrême gauche.»
Les extrêmes et Poutine
L’extrême droite française, d’ailleurs, s’est montrée très active dans la critique de la cérémonie d’ouverture des Jeux, en mobilisant des motifs classiques du répertoire réactionnaire: la critique du wokisme, le rejet de l’homosexualité et des valeurs libérales, la défense de la chrétienté et des valeurs traditionnelles de la famille. «Il y a donc un lien entre cette propagande et le discours de l’extrême droite, car cette dernière est une alliée parfois effective, parfois objective du régime de Poutine. Ils partagent des intérêts voire des méthodes similaires: fausses informations, mépris du réel, stratégie de la conflictualité, surmédiatisation des crises, affrontement entre groupes et culture de la peur, énumère la spécialiste des discours de propagande. «Ces stratégies sont aussi de plus en plus celles de l’extrême gauche française, qui se rapproche parfois ouvertement du régime russe, parfois aussi par une convergence d’intérêts.»
Le gouvernement russe est donc engagé dans une véritable guerre de l’information envers ce qu’il considère comme des mensonges et un récit unique des médias occidentaux, sur fond de guerre en Ukraine (et, avant cela, de la guerre de 2008 entre la Géorgie et la Russie). «Les JO ne sont que la toile de fond sur laquelle cette guerre se déploie actuellement; ils ont permis à la propagande russe de montrer la France comme un endroit dangereux et en déclin, observe Laura Calabrese. Les techniques de propagande utilisées se sont avérées très efficaces par le passé, notamment lors de l’élection nord-américaine de 2016 ou le Brexit la même année.»
La guerre de l’information est une guerre froide, et «permet d’éviter la confrontation directe et d’exploiter le talon d’Achille de la plupart des pays occidentaux à l’heure actuelle, à savoir une percée importante de l’extrême droite sur fond de méfiance envers les institutions et les forces politiques traditionnelles.»
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