Carte blanche
Ce qui ne se voit pas
Île de Lesbos, camp de Moria, » centre de réception et d’identification « . La boue, les barbelés, la bouffe pourrie, la pluie, le froid, les tentes déchirées, les bouteilles de plastique et les containers en feu pour se garder au chaud…
C’est l’hiver, encore, comme chaque année. Je m’étais promis de ne plus écrire, enfin, plus comme avant, de ne pas parler à tous ceux qui déjà savent, les esprits avertis, les coeurs enragés. Il y a des promesses impossibles à tenir, celles qu’on se fait par résignation, rationnelles, silencieuses. Elles sont brisées en éclat par l’impardonnable. Je m’étais juré de ne plus écrire, oui, de ne plus en parler, ni tout haut, ni impersonnellement, seulement à ceux qui me sont très proches, pour éviter de parler à la place de, au nom de, de prendre un rôle qui ne m’appartient pas. Puis ce soir, il y a l’impardonnable, qui se doit de devenir voix, sans être cri, je crois.
C’est depuis l’île de Lesbos que j’écris, là où se trouve le tristement connu camp de Moria, communément appelé « hotspot » par les autorités européennes, ou mieux encore, « centre de réception et d’identification » par les autorités locales et nationales. Les personnes arrivant par bateau depuis la Turquie jusqu’à la Grèce y sont envoyées, pendant plusieurs mois, dans l’attente de savoir s’ils sont bons à recevoir l’asile ou à être renvoyés en Turquie parce que pas assez ‘vulnérables’ pour pouvoir bénéficier du statut de réfugié en Europe.
Il est inutile de décrire les conditions de vie à Moria, les images sont facile à trouver sur internet, la boue, les barbelés, la bouffe pourrie, la pluie, le froid, les tentes déchirées, les bouteilles de plastique et les containers en feu pour se garder au chaud, le nombre incalculable de couvertures posées au sol pour se protéger du béton glacé, les vêtements qui pendent, trempés, sur des cordes ou des barreaux, les visages atterrés de ceux qui y vivent, leurs peaux craquelées par la misère et la guerre, les jouets de fortune que les gamins inventent, comme ces caisses en carton qu’ils font dévaler à toute vitesse le long de la route pentue qui traverse le camp, les poux dans les cheveux de toutes les petites filles, les vêtements inadaptés, tant par la taille que pour la saison à laquelle ils sont portés, les violences, les coups de couteaux, les cris la nuit, la peur des familles, la peur de tous en fait, l’impuissance, l’incompréhension – totale – de comment ils en sont arrivés là, pourquoi, qu’ont-ils fait, comment,… Tout ceci, c’est ce qu’on voit, ce qu’on peut savoir, ce qu’on sait finalement, qu’on le veuille ou non, il est apparemment devenu normal, en Europe, de voir ces camps grossir au cours du temps, il est apparemment devenu normal de punir des gens, enfants y compris, pour avoir tenté de sauver leur vie. Trêve de considérations personnelles, tout ceci se trouve sur le net, aux yeux et à la connaissance de tous.
Ces choses-là créent chez moi aussi une sorte d’insensibilité, une habitude contre laquelle je ne me bats plus. Non pas par résignation, mais pour être sûre de pouvoir continuer, toujours continuer.
Ce qui ne se voit pas, ce sont les histoires, individuelles. Ce qui ne se voit pas, ce sont les bras d’Adnan, de Hamza, lacérés de leurs propres mains car, disent-ils, ils ne se sentent bien que lorsqu’ils voient le sang.
Ce qui ne se voit pas non plus, ce sont les larmes de Saïd lorsqu’il demande à ses amis d’enclencher un des versets du Coran et qu’aux premières syllabes, il s’effondre en pleurs et fait demi-tour.
Ce qui ne se voit pas, c’est Ahmed, du haut de ses 8 ans, seul ici, toute la famille restée en Syrie, lui de ses airs arrogants de déjà quasi adolescent.
Ce qui ne se voit pas, ce sont les espoirs perdus, puis retrouvés, puis reperdus, et jusqu’à quand ?
Je ne suis pas sûre que les mots puissent dépeindre un visage, mais je voudrais que vous rencontriez celui d’Hamza. Je voudrais que vous y voyiez la force, la grandeur, la souffrance. Je voudrais qu’il vous raconte à vous aussi comment Saddam est tombé quand il avait à peine 10 ans, et que c’est à cause de ça qu’il n’a plus pu aller à l’école, qu’il n’a plus pu apprendre, qu’il ne sait ni lire ni écrire aujourd’hui. Comme tant de jeunes de son âge, malgré leur avidité de savoir. Je voudrais que vous voyiez ses bras. Je voudrais vraiment que vous y jetiez un oeil. Les plaies ne sont pas encore refermées et elles seront rouvertes tous les soirs. Il a vécu la guerre, l’occupation américaine, la destruction de son pays par des forces armées étrangères, la persécution par des milices et jamais jusqu’alors, jamais il ne s’était blessé lui-même.
Puis il y a eu Moria. Le concentré d’histoires impossibles à écouter jusqu’au bout, les hommes et les femmes abattus, détruits, anéantis, dépouillés de tout ce qu’ils avaient. L’impuissance, le dégoût de faire partie de ceux qui sont à la fois misérables et vaillants. Jamais, lui ni aucun de ses frères de galère, ne s’étaient mutilés. Ils ne le cachent même plus. Je reconnais maintenant lorsqu’un de ses amis s’est blessé la nuit même, simplement par le sourire qu’il porte le lendemain. Comme celui-là dont la maison a volé en éclats et dont le fils, le nouveau-né, a brûlé sous ses yeux. Il ne se le pardonne pas. Qui se le pardonnerait ?
Tout cela, toutes ces histoires qui ne se voient pas dans les médias, ce n’est pas encore l’impardonnable. Chacun a ses propres lignes rouges. Les miennes ont été complètement outrepassées l’autre soir, mardi, le 09 janvier de cette nouvelle année. Et si je croyais pouvoir garder une certaine distance avec ce qu’il se passe ici, il y a des choses auxquelles il est difficile de faire face.
Pieter, mon frère d’âme, mon amour, m’avait rejoint pour 10 jours sur l’île de Lesbos. Je lui avais déjà parlé d’Hamza, au téléphone, quelques jours auparavant. Je lui avais déjà dit qu’ils devaient se rencontrer, que je sentais qu’ils avaient des choses à se dire. Un lien à tisser. Du jour de leur rencontre jusqu’à son départ, ils ne se sont plus quittés. Ce temps passé ensemble les avaient rapprochés au point de presque devenir frères. On a vu dans les yeux d’Hamza un changement, il a trouvé dans son compagnon de route, un soulagement.
C’était pour moi un rappel de toute l’importance des liens, des amitiés, des amours qui peuvent se tisser, qu’il nous faut créer, qu’il nous faut garder. J’ai trouvé la beauté dans leurs rencontres, dans leur manière de devenir complices, de fumer le narguilé ensemble, de faire craquer entre leurs dents les graines de tournesol salées en écoutant des musiques arabes. J’ai aimé préparer les nescafés avec 6 cuillères de sucre pour chacun et les écouter commenter la vie à Moria. J’ai trouvé la douceur dans la rencontre de deux amis, contrastant avec la violence du camp. J’ai souri quand ils m’ont raconté avoir été chez le barbier ensemble et qu’ils sont revenus fiers et beaux à la maison.
Le 09 janvier, c’était prévu que Pieter repartait en bateau vers Athènes puis en avion vers d’autres horizons. Les adieux sont toujours importants, ils permettent de se signifier l’espoir qu’on a de se revoir.
Nous avions rendez-vous au port avec Hamza, vers 18h. Le bateau était prévu pour 19h, ça nous laissait donc une heure pour se dire au revoir et profiter d’un vrai dernier moment ensemble.
Hamza a attendu le bus longtemps devant le camp. Le bus était en retard, il y avait de la circulation, il a mis une heure à arriver. On faisait le tour du port impatiemment en l’attendant. Lorsqu’il nous a dit qu’il était finalement arrivé, on a couru comme des fous sur le parking, zigzaguant entre les voitures, tentant de le repérer avec l’écho qu’il donnait à nos appels.
HAMZA, criait Pieter.
PIETER, répondait Hamza.
On a finalement reçu un message :
‘La police ne me laisse pas rentrer dans le port’.
On a cherché la police, en vain.
18h50, il faut monter à bord. On court dans l’autre sens, Pieter a le temps de me serrer 3 secondes puis cavale sur le ponton. J’entends derrière la voix lointaine de Hamza qui lui disait, peut-être adieu, qui sait. De l’écrire, j’en pleure encore.
Je n’ai pas attendu que le bateau parte, je n’ai pas fait de signes de la main, je n’ai pas pris le temps de saluer mon amour, j’ai tourné les talons pour retrouver Hamza. J’entends encore le ton de sa voix qui appelle Pieter. Comme si on lui arrachait un être cher, une partie de lui-même, comme s’il se retrouvait soudainement orphelin. Je l’ai retrouvé 30 mètres plus loin, derrière les grillages verts, les mains serrées sur les barreaux, son visage qui tentait d’apercevoir les dernières silhouettes de son ami. Je crois qu’il a dû crier son prénom encore deux fois, puis il s’est tu. Quand j’ai croisé le regard d’Hamza, je me suis effondrée. Je n’ai pas pu. Et j’ai répété pendant les deux heures qui ont suivi que j’étais désolée, car je l’étais vraiment, désolée. Je ne sais pas exprimer ce sentiment-là, ce qu’il veut dire, comment il se manifeste, mais j’étais désolée, désolée que même ça, on lui ait pris, l’accolade, les bras qui se serrent, les promesses de se retrouver, les ‘prends soin de toi et que Dieu te protège’, qu’on lui prenne les adieux, je n’ai pu l’accepter. Qu’on leur prenne tout, leur dignité, qu’on les fasse dormir sous la pluie, dans la boue, qu’on les traite comme des animaux, qu’ils soient mal nourris, qu’ils soient pieds nus en plein hiver, ils n’en mourront pas, j’espère qu’ils n’en mourront pas, on ne soupçonne souvent pas la force humaine. Mais je n’ai jamais pensé qu’ils pourraient les briser émotionnellement de cette manière-là. Jusqu’à ce point-là. Ils ont laissé tout le monde rentrer au port sauf lui. La peau trop foncée, l’air trop sale.
Quand on a perdu le bateau de vue, Hamza a longé les rideaux de fer jusqu’à l’entrée du port, je l’ai suivi de l’autre côté de la barrière, puis on s’est retrouvés face à face, sans rien qui nous sépare, et nous avons fondu dans les bras l’un de l’autre. Je n’ai pas su arrêter les larmes jusqu’au lendemain matin.
Elodie Francart, autrefois porte-parole du Parc Maximilien (2015) travaille dans un camp de réfugiés dans l’île de Lesbos (Grèce) pour le compte d’une ONG humanitaire.
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