Catherine Meurisse: «J’ai toujours l’esprit bras d’honneur» (entretien)
Elle aurait aimé que ses copains de Charlie Hebdo voient ça: Catherine Meurisse est devenue la première artiste de bande dessinée à être définitivement installée à l’Académie des beaux-arts de l’Institut de France. L’esprit de sérieux ne l’a pas encore gagnée pour autant.
Un entretien avec Catherine Meurisse, il faut le lire en l’ écoutant. A chaque phrase ou presque, un grand éclat de rire vient déballonner tout risque d’esprit de sérieux qui pourrait s’installer dans la conversation ou les propos, même quand il est question d’institutionnalisation, de philosophie ou juste de son propre parcours – l’autrice a échappé de peu, le 7 janvier 2015, à l’attentat contre Charlie Hebdo, auquel elle a longtemps collaboré et où elle comptait nombre d’amis. Un traumatisme dont elle a fait une force et un chef-d’œuvre, La Légèreté (Dargaud, 2016), et qui la voyait définitivement chercher le beau dans les arts, la culture ou la nature pour éloigner le laid. Une démarche vers la lumière qui reste sienne avec Humaine, trop humaine (1), publié fin 2022, qui reprend cette fois les doubles-pages mensuelles qu’elle publie depuis cinq ans dans Philosophie magazine, et dans lesquelles elle présente, et parfois égratigne, la pensée ou le concept d’un auteur ou d’un grand philosophe en s’en amusant et en les confrontant aux joies et maux de nos sociétés actuelles, des réseaux sociaux à la catastrophe écologique. Des penseurs par ailleurs souvent mâles, blancs et hétéros, à son corps défendant! Bref, un goût du gai savoir dont elle ne démordra pas, y compris sous son bicorne d’académicienne – une grande première qui lui «fournit des outils» plus qu’il ne la charge de responsabilités.
L’humour fonctionne en s’en prenant aux puissants. Je m’en prends donc d’abord aux hommes.
Pour ceux qui ne lisaient pas Philosophie magazine, ils vous découvrent, dans Humaine, trop humaine, une réelle appétence pour la philosophie. Etait-ce le cas dès le démarrage de cette chronique en deux planches?
Disons que j’étais déjà lectrice de la revue, ce que ne savait pas le rédacteur en chef quand il m’a proposé cette collaboration. Je l’appréciais pour son ouverture d’esprit, qui me servait parfois à préciser certaines idées, à vérifier des citations… Je n’aime pas parler d’érudition, disons que je profite de chacune de mes bandes dessinées pour continuer d’apprendre, et continuer d’apprendre à dessiner aussi. Ici, j’essaie de collecter des fragments de connaissance, de les rassembler pour ne rien perdre. Et, en passant, s’amuser! Pour le reste, j’ai découvert beaucoup de choses, mais il vaut mieux que ma pensée personnelle reste un peu déstructurée. C’est bien, un peu d’indiscipline.
Blaise Pascal qui s’exprime dans des tweets, saint Augustin qui visite un club libertin, Emmanuel Kant qui participe à un karaoké, Henri Bergson qui s’adonne désormais au stand-up… On trouve beaucoup d’anachronismes dans votre album, mais ils ne sont jamais gratuits: des pensées passées, parfois de plusieurs siècles, rebondissent parfaitement avec l’actualité?
Pour Pascal, ça me faisait rire de remplacer ses Pensées par des tweets, en se posant la question: peut-on vraiment penser, aujourd’hui, sur les réseaux sociaux? Mais je ne me dis pas «tiens, je vais parler du narcissisme sur les réseaux sociaux» puis trouver le philosophe qui collerait avec ça. C’est le contraire: je vais chercher dans le passé ce qui résonne avec aujourd’hui, j’en joue et c’est parfois surprenant, avec des associations très personnelles. Le sketch sur Héraclite (NDLR: qui a écrit «on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve» et pour cause, selon Catherine Meurisse, ledit fleuve est aujourd’hui beaucoup trop pollué), par exemple, me vient parce que je suis obsédée par la pollution des fleuves. J’essaie de faire en sorte qu’il y ait toujours un propos, dont je m’écarte pour faire un gag un peu foldingue mais j’y reviens toujours, pour ne pas faire du gag pour du gag.
Quels sont vos philosophes favoris parmi la cinquantaine que vous explorez?
Montaigne parce qu’il interroge la place de l’homme dans la nature, Diderot parce qu’il est curieux de tout, Spinoza pour cette idée «être libre, c’est agir»… et de manière générale les philosophes de la nature, comme Henry David Thoreau ou même Alexis de Tocqueville. Dans un de ses textes, ce dernier explique avoir vu des forêts dans lesquelles les arbres mouraient de vieillesse, ce qui n’existe plus aujourd’hui. Pour moi, c’est ça de Tocqueville, un des derniers philosophes à avoir vu une forêt primaire.
Ce qui frappe aussi dans cette compilation de penseurs, c’est le peu de femmes: Simone de Beauvoir, Hannah Arendt, Simone Weil… On peut les compter sur les doigts d’une main.
Déjà parce que je ne m’autorise qu’à traiter des penseurs très éloignés dans le temps, dont l’œuvre est achevée, commentée, analysée, pour garder de la distance. Or, l’histoire de la pensée, comme celles des arts ou de la politique, est une histoire masculine, patriarcale – pour prononcer ce mot qui fait tant peur aux hommes – où les penseuses ont souvent été effacées. Il y en a de passionnantes et de très modernes, comme Hypatie, une philosophe grecque qui était formidable et a terminé écartelée, mais je devrais d’abord raconter son histoire, explorer sa pensée puis en tirer un gag, et c’est trop en deux pages. Par contre, on situe plus rapidement qui sont Nietzsche, Diderot ou Descartes, je vais donc prendre un malin plaisir à tirer tout le monde par la culotte et faire descendre tous ces messieurs de leur piédestal. L’humour fonctionne en s’en prenant aux puissants. Je m’en prends donc d’abord aux hommes.
La philosophie semble très à la mode en ce moment, y compris en bande dessinée avec des titres comme Philocomix ou l’adaptation du Monde de Sophie. C’est le retour des idées dans un monde qui en manque un peu?
Il y a sans doute une quête de sens qui s’exprime chez les jeunes générations, mais je me méfie des modes, des modes médiatiques en particulier. J’ai un rapport à la philosophie comme à la littérature: pas besoin que ça vienne ou revienne à la mode pour aimer cela. Pendant un temps, ce fut la psychologie qui fut très médiatique, mais qu’on ne s’y trompe pas: une revue comme Philosophie magazine n’enseigne pas le zen ou ne vous donne pas des «trucs», elle intègre les questions que l’on peut se poser aujourd’hui dans notre société, que ce soit sur le terrorisme, la violence, les réseaux sociaux, le réchauffement climatique ou des manifs écolo du type de celles menées par Extinction Rebellion. Autant de thèmes qui se retrouvent dans cet album: l’actualité fait résonner des pensées parfois très anciennes. Thoreau, lorsqu’il nous parle de l’effondrement de la biodiversité ou de notre rapport au vivant, c’est interpellant.
De la même manière qu’il y a peu de femmes dans l’histoire officielle de la pensée, il y a aussi très peu de pensées non occidentales ou non européennes. Heureusement, vous finissez avec les singes de la sagesse.
J’ai dessiné ces planches-là lorsque j’étais au Japon, en résidence, sans savoir encore que j’allais dessiner La Jeune Femme et la mer (NDLR: précisément sur son expérience japonaise). Là-bas, j’étais incapable de penser aux penseurs occidentaux blancs et hétéros. J’étais entourée de représentations japonaises et orientales, d’une culture qui m’empêchait d’écrire un gag sur Kant ou Nietzsche. Comme quoi nos courants de pensée sont fortement influencés par leurs racines ou simplement la géographie, même si j’aime les pensées en voyage. Mais j’ai aimé finir le livre là-dessus, pour dire qu’il existe d’autres philosophies que la pensée occidentale. Là, par exemple (NDLR: Catherine Meurisse continue sa rubrique tous les mois), je viens d’envoyer mes planches sur Lao Tseu, dont on a beaucoup à apprendre.
La bande dessinée, on ne sait jamais où la caser, elle est longtemps restée considérée comme un art mineur et méprisé, le cul entre deux chaises.
Une philosophie du dépouillement qui correspond peut-être plus au besoin de nos sociétés d’aujourd’hui et de demain?
Peut-être oui, nous n’aurons bientôt plus d’autre choix que d’aller vers un certain dépouillement, une certaine décroissance. Mais attention, le Japon n’est pas spécialement le pays de la décroissance ou le plus respectueux de la nature! Les Japonais respectent un arbre parce qu’il y a une divinité à l’intérieur, pas vraiment pour l’arbre en lui-même. C’est peut-être toutefois un bon début pour avancer dans le respect du vivant.
Tous les philosophes français n’auraient-ils pas pris un sérieux coup de vieux?
Pas tous, non. Diderot reste joyeux et Montaigne, c’est la philosophie buissonnière comme je la pratique, «à sauts et à gambades», comme il dit. Il faut aller piocher ce qu’il y a de bon chez chacun d’eux. Et puis, faire un vrai travail autour des femmes philosophes: elles existent, on peut les lire, mais il faut encore faire un effort, comme d’habitude…
Un mot sur votre installation définitive à l’Académie des beaux-arts de l’Institut de France: une première pour un artiste de bande dessinée, homme ou femme.
Je n’y avais personnellement jamais pensé ni rêvé, mais c’est l’académicien et historien de l’art Adrien Goetz qui m’a contactée. Il connaissait très bien mon travail, il avait repéré mon album Delacroix dans lequel je bâtissais des ponts entre les arts, la peinture, la littérature – une particularité appréciée, peut-être pour ne pas effrayer tout le monde, parce que la BD qui rentre à l’Académie, c’est un peu le loup dans la bergerie! Mais professionnellement, j’aime toujours quand on m’indique d’autres champs culturels, et qu’on me propose des choses qui me sortent de la solitude inhérente au métier d’auteur de bande dessinée. J’ai la hantise de me réveiller à 80 ans au bout d’un long tunnel de solitude dans lequel je me serais d’ailleurs sentie très bien. Bref, il m’a conseillée de postuler un fauteuil vacant. J’ai donc écrit, pas dessiné! Une belle lettre personnelle à chacun des cinquante académiciens, à chaque fois accompagnée de quelques albums choisis. L’ Académie tenait vraiment à s’ouvrir à la bande dessinée, et aussi à féminiser son assemblée, je tombais bien. C’est une institution qui s’intéresse au patrimoine, mais qui se propose aussi d’aider des créateurs, qu’ils soient peintres, sculpteurs ou dessinateurs. J’y suis active depuis trois ans, en réalité – l’installation solennelle a pris du retard suite au Covid, et il y a embouteillage sous la Coupole! J’y défends évidemment la bande dessinée, mais pas seulement. Il y a des jurys, des commissions d’aide et de soutien à des artistes étrangers, ukrainiens cette année, exilés afghans l’année précédente. Pour moi, l’ Académie est surtout une grosse boîte à outils, où la solennité a un rôle: les gouvernements passent, mais les institutions restent. Et ce n’est pas une grosse maison qu’on secoue et où l’on entend le bruit des médailles qui tintent ; le bruit, c’est celui des outils!
Vous parlez de loup dans la bergerie… Vous-même avez d’abord été intégrée à la section «peinture», avant de rejoindre la section «gravure», qui est enfin devenue «gravure et dessin».
La bande dessinée, on ne sait jamais où la caser, elle est longtemps restée considérée comme un art mineur et méprisé, le cul entre deux chaises. Là, elle est enfin reconnue, mais il faut lui trouver une place ; la section «bande dessinée», ce sera pour dans quelques années. Il y a plein de choses à faire d’ici là: des résidences vont s’ouvrir en 2023 pour des jeunes artistes, et un Grand Prix de l’Académie qui serait doté, pour un auteur ou une autrice de bande dessinée, ce serait formidable, par exemple. En tout cas, j’y travaille, et j’essaie d’assister à toutes les réunions hebdomadaires – c’est bien sûr bénévole. Mais je sais qu’à un moment, lorsque je me lancerai dans le prochain livre, je devrai lever le pied: en BD, on ne peut s’occuper que de soi, ou le livre ne se fait pas. Je dois vraiment garder des moments d’introspection, c’est tout à fait toléré par l’institution: on ne doit pas y sacrifier son travail ou son art.
Ne devrez-vous pas y sacrifier un peu de votre liberté de ton ou de votre légèreté?
Je ne me considère en rien comme la porte-parole d’un métier, mais on peut me consulter. Ma parole est de toute façon devenue un peu moins légère avec ou sans l’Académie, parce que la vie passe et qu’elle n’a pas toujours été légère… Mais je mets un point d’honneur à garder une certaine spontanéité dans mon travail. La bande dessinée est un monde de saltimbanques impertinents, je ne veux surtout pas être gagnée par l’esprit de sérieux. Et personne à l’ Académie ne me le demande non plus.
Quoi qu’il en soit, de Charlie Hebdo à l’Académie, quel parcours…
Je crois que j’ai des amis qui auraient beaucoup ri! Wolinski aurait adoré, Cabu se serait marré… J’ai en tête une couverture de Charlie que Cabu avait réalisée à la mort de François Cavanna: il l’avait représenté avec le bicorne, en habit vert, en académicien, mais qui faisait aussi un gros bras d’honneur, et le titre était Cavanna immortel, mais sans l’Académie. Ça m’avait beaucoup fait rire. Maintenant, j’ai, moi, l’habit vert, mais je garde le bras d’honneur dans la tête. J’ai toujours l’esprit bras d’honneur.
Bio express
1980 Naissance, à Niort, le 8 février.
2001 Après des études de lettres et d’illustration, poursuit sa formation aux arts décoratifs de Paris où elle est repérée par les dessinateurs de Charlie Hebdo.
2005 Intègre la rédaction de Charlie Hebdo. Elle y restera dix ans.
2015 Attentat à la rédaction de Charlie Hebdo. En retard, elle a vu les tireurs s’échapper. Elle abandonnera par la suite le dessin de presse.
2016 Publie La Légèreté (Dargaud).
2018 Sortie de Les Grands Espaces (Dargaud).
2021 Edite La Jeune Femme et la mer (Dargaud)
2022 Installation définitive à l’ Académie des beaux-arts de l’Institut de France.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici