Caroline Darian
© PHOTOPQR/LE PARISIEN/Olivier Arandel

Caroline Darian, fille de Gisèle Pelicot: «Nous avons brûlé toutes les photos de famille dans le jardin» (entretien)

Son père, Dominique Pelicot, est un violeur. Sa mère, Gisèle, en est la victime. Après ce qui fut un procès fleuve, de nombreuses questions restent sans réponse pour leur fille, Caroline Darian.

L’année écoulée a presque anéanti Caroline Darian (46 ans). Pendant près d’une décennie, sa mère, Gisèle Pelicot, a été droguée et violée par son mari Dominique ainsi que par plus de 80 autres hommes. Ces actes ont également été filmés. Ce fut la base du procès le plus médiatique de 2024. Caroline Darian –un pseudonyme qu’elle a composé pour le procès à partir des prénoms de ses frères David et Florian– a suivi les audiences à Avignon durant presque quatre mois. Contrairement à sa mère, qui a réprimé sa colère face aux événements pendant tout ce temps, Caroline n’est pas restée silencieuse. Elle a crié dans la salle d’audience, insulté son père et quitté les lieux en larmes lorsqu’elle ne pouvait plus supporter la pression.

Pour la mère, les preuves étaient incontestables: il existait des enregistrements vidéo. Sa fille n’a pas cette certitude. Pour elle, la question demeure: son père l’a-t-il également agressée?

Entre-temps, elle a écrit un livre sur l’affaire, Et j’ai cessé de t’appeler papa (JC Lattès, 2022). Il l’a aidée à faire face à l’horreur, avoue-t-elle. Et à accepter la réalité d’être dans cette affaire à la fois la fille du violeur et celle de sa victime.

Le 19 décembre dernier, votre père a été condamné à 20 ans de réclusion. Qu’avez-vous ressenti ce jour-là?

Ce fut une journée particulière pour moi. Aussi parce que je savais que ce serait la dernière fois que je verrais mon père. Je ne pensais pas que tout irait aussi vite. Les verdicts ont été prononcés si rapidement, je n’y étais pas préparée.

Avez-vous trouvé les condamnations justes?

Mon père méritait la peine maximale, heureusement il l’a reçue. Mais comme il est déjà âgé de 72 ans, lui et son avocat feront tout leur possible pour obtenir une libération anticipée. Cette pensée m’est insupportable. Je veux qu’il meure là-bas.

«Le père que je connaissais est mort il y a quatre ans. L’homme que j’ai appris à connaître depuis est abominable.»

Parce qu’il le mérite, ou parce que vous vous sentiriez en insécurité?

Je ne crois pas qu’un homme pervers comme mon père puisse guérir. Il est dangereux et le restera. A moins qu’on ne lui administre des médicaments pour le restant de sa vie.

Les peines des 50 autres accusés varient de quatre à quinze ans. Le procureur avait requis beaucoup plus. Vous sembliez déçue lorsque les verdicts ont été rendus.

Je l’étais, en effet. Plus de la moitié des accusés ont été condamnés à moins de dix ans de prison. En France, le viol sans circonstances aggravantes est passible d’une peine de onze ans d’emprisonnement. Ces hommes s’en sont donc sortis à bon compte. Si le juge espérait ainsi éviter que les accusés fassent appel, il se trompait lourdement; 17 contestent le verdict. Ces hommes n’ont toujours rien compris, ils ne cherchent qu’à sauver leur propre peau.

Etes-vous vraiment convaincue de ne plus jamais revoir votre père?

Ce n’est plus mon père, je l’appelle maintenant Dominique. Je ne le reverrai que s’il y a un nouveau procès.

Vous n’irez jamais lui rendre visite en prison?

Pendant un certain temps, je me suis demandé si ça pourrait me permettre d’obtenir des réponses aux questions que j’ai encore à lui poser. Je sais maintenant que je n’obtiendrai jamais la vérité de sa part.

Dans les archives informatiques de Dominique Pelicot, la police a trouvé deux photos de vous, endormie et à moitié nue, dans une posture que vous dites ne jamais adopter naturellement. Vous portez également des sous-vêtements qui ne sont pas les vôtres. Est-ce pour cela que vous êtes convaincue qu’il vous a aussi droguée?

J’en suis certaine. Je suis une dormeuse légère, si quelqu’un m’avait changé les vêtements et placée dans une autre position, je m’en serais rendu compte. Je vis depuis 20 ans avec un homme qui doit se lever tôt pour aller travailler, et je me réveille encore à chaque fois.

Espériez-vous que le procès vous apporterait des réponses sur ces images?

Jusqu’au dernier jour! L’une de ces photos a été prise chez moi, près de Paris, la pièce est parfaitement identifiable. Mais quand a-t-elle été prise exactement? Et qu’a fait Dominique avec moi? Pendant le procès, il a affirmé qu’il n’avait jamais pris ces photos. Si ce n’est pas lui, alors qui l’a fait? Qui était chez moi? Que s’est-il passé?

Soupçonnez-vous d’avoir été vous aussi maltraitée?

Sinon, toute logique est perdue. Pourquoi Dominique m’aurait-il droguée, puis laissée seule? Cela n’a aucun sens. Cet homme n’a pas de limites. Regardez ce qu’il a fait à ma mère. Moi aussi j’ai été violée par lui, je n’en doute pas une seconde. Rien dans ces photos n’est une coïncidence. Je suis allongée exactement dans la même position sur les deux clichés, sur le côté gauche, tout comme ma mère sur les vidéos. Seulement, je n’ai aucune preuve. Et c’est pareil pour beaucoup d’autres victimes de viol.

Pourquoi Dominique Pelicot ne voudrait-il pas l’admettre?

Parce qu’il ne peut pas accepter l’idée qu’il a commis un inceste. Cela détruirait l’image qu’il s’est construite de lui-même. Il affirme qu’il n’a jamais touché ses enfants ou ses petits-enfants, mais il ment. Même ma mère ne connaît pas toute la vérité. Elle ne sait toujours pas quand elle a été violée pour la première fois ni combien d’hommes l’ont réellement abusée. Ils étaient bien plus nombreux que les 50 présents au tribunal.

Y a-t-il d’autres indices que votre père vous aurait abusée?

En 2019, j’ai dû subir plusieurs opérations pour des problèmes gynécologiques. A l’époque, je n’en voyais pas la cause, mais maintenant, je me demande si elles pourraient être liées aux photos.

Pendant le procès, votre père semblait encore espérer que vous pourriez lui pardonner ses actes.

Il a essayé de contacter chacun d’entre nous, surtout ma mère. Mais je ne me laisse plus manipuler. Je ne le vois plus que pour ce qu’il est: un criminel et un violeur en série.

Contrairement à votre mère, vous avez confronté votre père au tribunal, en l’interrogeant de manière assertive et en lui criant dessus. Etait-ce un choix conscient de ne pas être une victime silencieuse?

Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises victimes. Je suis une personne différente de ma mère. Je voulais savoir la vérité, j’en avais besoin. Il y a une grande différence entre ma mère et moi: elle sait ce qui lui est arrivé. Moi, non. Plus de quatre ans se sont écoulés depuis la révélation des faits, et je dois encore reconstruire toute ma vie. Bien sûr, il y a de la haine. Et le sentiment d’avoir subi une énorme injustice.

«Pourquoi m’aurait-il droguée, puis laissée seule? Cela n’a aucun sens.»

Parce que vous ne vous sentez pas prise au sérieux en tant que victime?

Il n’y avait pas vraiment de place pour moi dans la salle d’audience. Ce n’était jamais qu’une question de photos qu’il avait prises de moi. Je suis certaine qu’il m’a droguée. Pourquoi personne n’a jamais pensé à analyser un échantillon de mes cheveux?

Pendant le procès, on a clairement perçu une distance croissante entre vous et votre mère. A-t-elle eu du mal à vous voir comme une victime de son mari?

L’idée que moi aussi, je suis une victime, a certainement été difficile pour elle. Et cela est douloureux pour moi. Mais je ne dirais pas qu’il y a une distance entre nous, plutôt que nous voyons les choses différemment.

Il y avait bien plus de coupables que les 50 présents au tribunal, estime Caroline Darian. © AFP

En 2023, vous avez fondé l’association M’endors pas, avec laquelle vous souhaitez sensibiliser au problème de la soumission chimique. Comment cela se traduit-il sur le terrain?

Nous discutons actuellement avec des établissements de santé pour fournir des kits de test dans les hôpitaux, permettant de déterminer si une personne a été droguée. Nous voulons proposer des formations au personnel médical et sensibiliser la société à ce problème. Pour l’instant, les symptômes sont souvent mal identifiés ou mal interprétés.

Il faut davantage de connaissances?

Absolument. Et plus de vigilance. Si une connaissance tient des propos incohérents et agit de façon étrange, vous devez commencer à vous poser des questions. Peut-être cette personne a-t-elle été droguée.

Vous reprochez-vous de ne pas avoir remarqué que votre mère était droguée?

Si j’avais su à l’époque ce que je sais maintenant, j’aurais pu mieux interpréter les signes. Elle avait des black-out constants, elle perdait ses cheveux et beaucoup de poids. Et elle souffrait de troubles du sommeil.

Y avait-il d’autres signes?

Au téléphone, elle parlait parfois comme si elle était ivre. Mon fils, qui avait alors 6 ans, disait parfois que grand-mère semblait bizarre. Quand je prenais l’appel et lui demandais quel jour on était, elle ne le savait pas.

Les médecins disaient que tout indiquait des signes précoces d’Alzheimer…

Personne n’a jamais envisagé un autre diagnostic. Pourtant, elle avait plusieurs problèmes gynécologiques. Son col de l’utérus était gravement enflammé, mais personne n’a pensé à un abus sexuel.

«Je suis convaincue que tout a commencé bien plus tôt et qu’il reste encore beaucoup à découvrir.»

Avec M’endors pas, voulez-vous donner un exemple en opposition à votre père?

Je fais cela pour moi et pour d’autres victimes. Mon père n’existe plus à mes yeux. Le père que je connaissais est mort il y a quatre ans. L’homme que j’ai appris à connaître depuis est abominable. Et je ne pense pas que nous sachions tout.

Que voulez-vous dire?

Deux affaires classées sans suite ont été brièvement évoquées pendant le procès. L’enquête est en cours. Par ailleurs, une plainte pour abus sexuel a été déposée concernant l’un de ses petits-enfants.

L’une des affaires concerne un agent immobilier qui a été drogué, violé et assassiné à Paris en 1991. L’autre concerne une tentative de viol, huit ans plus tard, également à Paris, reliée à Dominique Pelicot.

Cela fait quatre ans que je sais que j’ai été élevée par un homme qui nous a menti et trahi. Je suis convaincue que tout a commencé bien plus tôt et qu’il reste encore beaucoup à découvrir.

Il reste votre père. Dans votre livre, vous évoquez des souvenirs de moments agréables avec lui. Comment il chantait Barry White dans la voiture pendant les voyages, et apprenait à votre fils à nager.

Maintenant, je sais que tout cela était bâti sur du sable. A-t-il jamais été sincère? A-t-il jamais pensé ce qu’il disait quand il nous disait qu’il nous aimait? Ce passé a disparu pour moi.

L’affaire Pelicot a fait de la question de la soumission chimique un sujet politique. © Hans Lucas via AFP

Votre frère David a raconté au tribunal comment son enfance et son adolescence ont été effacées. Ensemble, vous avez détruit toutes les photos de famille peu après avoir appris les faits criminels.

C’était en novembre 2020. Nous aidions notre mère à vider sa maison à Mazan. Je suis tombée sur une boîte d’albums photo et j’ai dit à mes frères qu’il était impensable de les garder. Nous les avons tous jetés dans le jardin en tas, puis brûlés.

Comment votre mère a-t-elle réagi?

A ce moment-là, elle était en état de choc total à cause des faits. Plus tard, elle nous l’a reproché. Mais que pouvions-nous faire? Je n’ai plus aucune photo de Dominique, et tant mieux.

«Il y a une différence cruciale entre ma mère et moi: elle sait ce qui lui est arrivé. Moi, non.»

Récemment, vous avez dit être fière de votre mère.

Parce qu’elle a eu le courage de tout révéler publiquement et de faire bouger les choses, dans l’espoir de réaliser un changement sociétal. Elle a pris position contre ses violeurs, on ne peut que lui en être reconnaissant.

Avez-vous été surprise par son courage, sa force et sa dignité?

Non, je l’ai toujours connue ainsi. Comme quelqu’un qui ne renonce jamais et ne montre jamais de faiblesse. Elle aurait trouvé insupportable de devoir se tenir là en victime humiliée.

Dans votre livre, vous la comparez à une fière reine médiévale au milieu des ruines.

Nous sommes très différentes, ma mère et moi. En partie parce que j’appartiens à une autre génération. Mais ce qu’elle a fait est remarquable.

Avez-vous déjà pu prendre un peu de recul par rapport au procès?

Je suis partie avec mon mari, mon fils et des amis dans notre maison de vacances sur la côte atlantique. Cela m’a fait du bien.

Même là, dans votre lit, votre mère a été violée à plusieurs reprises par un homme que votre père avait laissé entrer. Il existe des images de cela.

Il ne nous a jamais épargnées. Mais la vie continue. Avec M’endors pas, nous avons fait de la question des abus facilités par la soumission chimique un sujet politique. Ce n’est pas rien. Nous en avons parlé avec deux Premiers ministres, et nous discutons maintenant avec un troisième. Il reste encore un long chemin à parcourir, mais nous progressons.

(Der Spiegel)

Le procès Pelicot

2020
La police découvre chez Dominique Pelicot des enregistrements de drogages et de viols de sa femme Gisèle.
2021
Premières arrestations d’autres hommes, probablement impliqués dans les viols.
2 septembre 2024
Début du procès à Avignon. Il se tient publiquement, à la demande de Gisèle Pelicot. Des milliers de femmes descendent dans la rue.
19 décembre 2024
Dominique Pelicot reconnaît sa culpabilité et est condamné à 20 ans de prison. Neuf autres accusés reçoivent des peines de plus de dix ans.

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