C-News, Europe 1: Bolloré roule-t-il pour l’extrême droite en France ?
Dérives de la chaîne tv d’information continue C-News, transformation annoncée de la radio Europe 1 : la stratégie du magnat des médias relève sans doute plus du positionnement marketing que politique. Mais la banalisation des idées de la droite radicale peut certainement servir les ambitions de Marine Le Pen pour la présidentielle de 2022.
Le contexte
Les élections régionales françaises qui ont conforté l’ancrage local des élus de la droite et de la gauche traditionnelles, Les Républicains et le Parti socialiste, ont été marquées par une inquiétante abstention, confirmée lors du second tour, le dimanche 27 juin, par un échec complet du parti présidentiel La République en marche, et par le recul du Rassemblement national. Les dirigeants de l’extrême droite s’efforcent de ne pas y voir une indication pour l’élection présidentielle d’avril 2022. Il n’en constitue pas moins un faux pas dans la construction par Marine Le Pen d’une stature de présidentiable. Mais le chemin est encore long. Et sur l’issue de celui-ci, l’installation d’une galaxie de médias propagateurs des idées de l’extrême droite pourrait jouer un rôle non négligeable.
Radio d’information ou radio d’opinion ? Tel est l’enjeu de la confrontation engagée entre la direction et une partie des journalistes d’Europe 1 à l’origine de la première grève de l’histoire de la station, du 18 au 23 juin. Elle visait à protester contre les projets du nouvel actionnaire du groupe Lagardère propriétaire de la station, Vincent Bolloré, via Vivendi, d’imposer une ligne éditoriale partisane sur le modèle de ce que le magnat du transport et de la logistique a réalisé avec la chaîne d’information en continu C-News.
Singulière évolution
Ce chantier cache-t-il une volonté de booster l’extrême droite et la droite radicale dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022 ? La question est posée en raison de la singulière évolution de la chaîne de télévision. Ayant pris les rênes du groupe Canal+ en septembre 2015, Vincent Bolloré décide de transformer sa filiale i-Télé, chaîne d’informations générales, en média spécialisé dans le sport, la culture et le cinéma, du moins officiellement. A l’époque, l’intégration dans la grille des programmes de l’émission du controversé Jean Marc Morandini, symbole de cette évolution, provoque la désapprobation d’une majorité de journalistes. Malgré un mois de grève en octobre 2016, rien n’y fait. Pire, i-Télé devient C-News et prend une orientation très partisane et très droitière.
Depuis, cette transformation s’est confirmée. Le polémiste d’extrême droite Eric Zemmour, qui bénéficie quasi d’une heure d’antenne du lundi au vendredi à 19 heures dans Face à l’info, est devenu la figure emblématique de la station, au côté de l’ancien journaliste sportif Pascal Praud aux commandes d’un talk show aux propos « disruptifs ». « C-News, c’est Fox News à la française, n’hésite pas à avancer Christian Delporte, historien des médias, de l’image et de la commu nication politique. Cela correspond à une ligne éditoriale clairement assumée. Il y a un public pour cela. Et depuis qu’il y a une zemmourisa tion de la ligne éditoriale, l’audience a augmenté. » Au point désormais de dépasser parfois celle de la reine de l’information continue en France, BFM TV. Ce précédent justifierait complètement les craintes des journalistes d’Europe 1 parce que les indices d’une « c-newsisation » de la radio historique sont patents.
Vincent Bolloré promeut une idéologie mais, contrairement à Fox News avec Donald Trump, il ne soutient pas directement une candidate à la présidentielle.
Vincent Bolloré veut encourager les synergies avec la chaîne tv. Ainsi, personnalité parmi les plus connues de C-News, Laurence Ferrari animera à la rentrée une émission qui sera en partie commune aux deux médias. La mati nale d’Europe 1, stratégique pour le positionnement et les audiences, sera dirigée par le journaliste Dimitri Pavlenko, un « contradicteur » d’Eric Zemmour dans Face à l’info. Enfin, et surtout, c’est un ancien de l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs actuelles, Louis de Raguenel, qui a été nommé chef du service politique. A moins d’un an de la présidentielle, si ce n’est pas un signal clair donné.
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Un marché à prendre
A ce stade, l’action de Vincent Bolloré suscite un légitime questionnement. La mutation engagée d’Europe 1 participe-t-elle d’une stratégie purement commerciale nécessitée par la chute des audiences et une santé financière précaire ? Ou se conjugue-t-elle, dans le chef de Vincent Bolloré, à une volonté politique d’appui à l’extrême droite ? « Je pense que cette stratégie relève d’abord du froid calcul marketing, analyse François Jost, professeur émérite en science de l’information et de la communication à l’université Sorbonne Nouvelle- Paris 3. L’idée est de constater qu’une grande partie des Français votent à l’extrême droite, même si les récentes élections régionales nous ont montré qu’ils étaient un peu moins nombreux qu’on ne le pensait. Au lieu des 30 % imaginés, ils seraient plu tôt autour des 20 %. Et donc, il y a là un marché d’auditeurs à prendre. A quelques mois de l’élection présidentielle, Vincent Bolloré va-t-il s’en servir pour aider tel ou tel politique ? L’avenir nous le dira. De mon point de vue, si la dimension marketing de la transformation annoncée d’Europe 1 est évidente, la dimension politique est moins claire. Il promeut une idéologie mais, contrairement à Fox News avec Donald Trump aux Etats-Unis, il ne soutient pas directement une candidate à la présidentielle. »
Si vous analysez les tendances des invités de C-News, le déséquilibre est toujours énorme en faveur de l’extrême droite.
Dans le comportement de Vincent Bolloré à l’égard d’Europe 1, Christian Delporte voit, lui aussi, plus un positionnement stratégique que politique. Mais… « quand un patron d’industrie s’intéresse à des médias, soit il veut en faire un groupe performant, c’est ce qui se passe la plupart du temps à l’étranger. Soit il les utilise comme des outils d’influence, économique ou politique. Cela correspond bien à la psychologie de Vincent Bolloré. Qui le connais sait avant qu’il acquière Canal+ en dehors des mondes politique, économique, journalistique ? Cette notoriété lui donne une part d’influence considérable. Le problème n’est pas tant qu’un média appartienne à un grand groupe industriel, c’est le cas de tous en France ou quasiment. Le problème est que Vincent Bolloré intervienne lui-même sur la ligne éditoriale. » Comme l’a démontré la déprogrammation en 2015 de l’émission Spécial Investigation de C-News d’un documentaire sur le Crédit mutuel-CIC des journalistes Nicolas Vescovacci et Jean-Pierre Canet, histoire contée dans le livre Vincent tout-puissant (Jean Claude Lattès, 2018, 400 p.).
Radio d’opinion
Face au pouvoir du capitaine d’industrie libre de mener la stratégie qu’il privilégie, les journalistes sont désarmés. Ceux d’Europe 1 ont mis fin à leur grève avec la seule promesse de pouvoir bénéficier d’une forme de clause de conscience qui permet un départ avec indemnités en cas de désaccord avec un changement de ligne éditoriale du média employeur. Aucune règle ne peut empêcher en l’occurrence la transformation d’une radio d’information en une radio d’opinion, une situation qui diffère quand il s’agit d’une chaîne télé. Christian Delporte souligne cette ambiguïté. « Dans une démocratie, les médias d’opinion ont évidemment le droit d’exister. Mais en annonçant la couleur. Ce qui n’est pas le cas ici. On ne dit pas qu’on va faire une radio d’opinion. On soutient même exactement le contraire. Toutes les vedettes de C-News, Laurence Ferrari, Sonia Mabrouk… sont montées au créneau pour affirmer qu’elles étaient des journalistes comme les autres en déniant l’idée d’un positionnement politique. Ce n’est pas une honte d’en avoir un. Sauf que si on en revendique un, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) retirera l’agrément de C-News. Le titre 3 de la convention qui les lie impose la pluralité de l’information et l’indépendance des journalistes. D’ailleurs, C-News s’est fait récemment rappeler à l’ordre par le CSA en raison du déséquilibre considérable de ceux qui s’expriment sur cette chaîne. » Mais ce cadre ne vaut pas pour les chaînes de radio.
Une tribune pour un raciste
François Jost met en exergue une autre ambiguïté problématique. « Que l’on invite les membres du Rassemblement national sur les plateaux de télévision ne me choque pas. Ils concourent dans les mêmes élections que les autres partis. Mais qu’un soi-disant éditorialiste, Eric Zemmour, propage sans arrêt des idées d’extrême droite alors qu’on ne lui oppose pas la parole d’une personnalité de gauche en face ou le jour suivant, ça, cela me choque. Je suis également outré que quelqu’un qui a été condamné pour incitation à la haine raciale puisse s’exprimer tous les jours dans ce média. On réplique souvent qu’il faut que tout le monde puisse s’exprimer, OK. Mais sur C-News, tous ne s’expriment pas. Si vous analysez les tendances des invités sur le plateau, le déséquilibre est toujours énorme en faveur de l’extrême droite. »
Les médias de la droite radicale n’ont jamais été aussi puissants en France.
Même si elle a connu la meilleure progression d’audience avec une hausse de 0,7 point entre septembre 2020 et juin 2021, C-News ne fédère en moyenne que quelque 470 000 téléspectateurs, soit 1,8 % des parts de marché de l’ audiovisuel français. S’il y a lieu de s’inquiéter des dérives extrémistes de la chaîne de télévision, son influence sur le cours de l’élection présidentielle doit sans doute être relativisée. Mais il importe de rappeler que les médias de la droite radicale n’ont jamais été aussi puissants en France et qu’un basculement d’une radio jadis aussi populaire qu’Europe 1 dans le même environnement donnerait une autre dimension encore à ce réseau d’influence avançant en partie masqué.
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