Brexit: jusqu’où ira Boris Johnson?
A la demande de renégociation du protocole nord-irlandais de l’accord sur le Brexit formulée par Londres, la Commission européenne oppose des propositions d’assouplissement notable des contrôles des biens entrant en Irlande du Nord. Pourtant, le gouvernement britannique risque de ne pas s’en satisfaire. Explications.
Le contexte
Le ministre britannique du Brexit, David Frost, et le négociateur de l’Union européenne et vice-président de la Commission européenne en charge des Relations interinstitutionnelles, Maros Sefcovic, ont eu un entretien le 15 octobre afin de surmonter la nouvelle crise survenue entre le Royaume-Uni et les Vingt-Sept. Londres veut une renégociation d’un point crucial de l’accord sur le Brexit, le protocole nord-irlandais, qui régit les relations commerciales entre le Royaume-Uni, l’Irlande du Nord et l’Union européenne. La Commission a proposé d’alléger substantiellement le contrôle des biens passant de Grande-Bretagne en Ulster. La réponse du gouvernement de Boris Johnson devrait déterminer la volonté, réelle ou pas, du Royaume-Uni de trouver un terrain d’entente avec l’Union.
D’un côté, le gouvernement britannique veut renégocier le protocole nord-irlandais qui, dans le cadre de l’accord sur le Brexit, régit les relations commerciales entre le Royaume-Uni et sa province d’Irlande du Nord. De l’autre, la Commission européenne avance des propositions d’assouplissement de ce mécanisme qui, de l’avis même du ministre du Brexit, David Frost, représentent « un effort qui va au-delà » de ce qu’elle propose d’habitude. Elle entend diminuer de moitié les formalités douanières sur les biens et de 80% les contrôles sanitaires et phytosanitaires sur les produits alimentaires, végétaux et animaux. Le Royaume-Uni acceptera-t-il la main tendue de Bruxelles? Invoquera-t-il, au contraire, l’article 16 de l’accord qui, si des dispositions du protocole causent « de graves difficultés économiques, sociétales ou environnementales susceptibles de persister », peut être activé pour en être délié mais dont le recours pourrait ouvrir la voie à une « guerre commerciale » avec l’Union? Bref, en fonction de motivations plus politiciennes que relevant de la raison pure, Boris Johnson a-t-il intérêt à trouver un terrain d’entente avec l’Union européenne qui préserverait le protocole nord-irlandais? Chercheur associé à l’Institut Egmont, Benjamin Bodson décrypte les enjeux cruciaux de ce nouveau bras de fer.
La Commission européenne va tellement loin dans ses propositions que l’on approche, tout doucement et un peu dangereusement, des lignes rouges à ne pas franchir.
Comment analysez-vous les propositions de la Commission européenne à la demande de renégociation par Londres du protocole nord-irlandais?
L’assouplissement est tel que l’on pourrait parler de renégociation. La Commission européenne va tellement loin dans ses propositions que l’on approche, tout doucement et un peu dangereusement, des lignes rouges à ne pas franchir pour que le protocole sur l’Irlande du Nord permette de protéger le marché intérieur. Je pense que le Royaume-Uni a été agréablement surpris. David Frost a d’ailleurs reconnu que l’Union européenne était allée loin. Mais sa déclaration démontrait bien aussi la volonté idéologique du Royaume-Uni de renoncer à certains points de l’accord, par exemple la fameuse compétence de la Cour de justice de l’Union européenne. Or, elle n’a, pour le moment, aucune conséquence pratique sur le terrain. C’est là où on s’aperçoit que la stratégie du gouvernement britannique est un jeu sans fin. Quoi que l’on propose, il n’est pas content.
Ce qui me tracasse est que le commissaire Sefcovic a affirmé, le 13 octobre, que ces propositions étaient une base de travail. Qu’imagine-t-il comme éventuelle évolution sur cette base? Alors que les Vingt-Sept, sous Michel Barnier, étaient restés unis dans la négociation, je redoute qu’ici le front commun se brise à un moment donné. Des pays comme la France et l’Allemagne ne sont pas disposés à renégocier le protocole sur l’Irlande du Nord dans ses fondements. La Commission se défend en avançant que les propositions prévoient aussi un certain nombre de mesures de sauvegarde. Mais il est plus facile de prévenir que de guérir. Je pense que le gouvernement britannique a un intérêt politique à ne pas arrêter le combat. Donc, à un moment donné, l’Union européenne doit mettre le holà à cette volonté et arrêter de transiger sur sa position. J’espère que les propositions de la Commission consacrent cet arrêt des concessions. Car pour moi, elle est déjà allée un peu trop loin.
En quoi ces propositions flirteraient-elles déjà avec les lignes rouges de l’UE?
La raison d’être des formalités douanières est de contrôler les produits qui rentrent sur le territoire nord-irlandais. Plus on réduit ces formalités, plus on augmente la possibilité que des biens à risque passent la frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. Si on veut tenir compte de la situation spécifique de l’Irlande du Nord et, en même temps, protéger le marché intérieur, il faut des contrôles.
Les propositions de la Commission européenne sont aussi assorties de demandes formulées au gouvernement britannique pour un étiquetage spécifique « uniquement en vente au Royaume-Uni » et pour l’installation d’un mécanisme de réaction rapide. Vont-elles dans le bon sens?
Elles s’inscrivent dans la logique d’autres demandes renouvelées de l’UE comme l’accès d’agents européens aux bases de données des douaniers britanniques ou l’ouverture de bureaux douaniers européens dans les ports nord-irlandais. Ces mécanismes sont très efficaces si on a en face de soi un partenaire sur lequel on peut compter pour réagir rapidement si un problème est détecté. Mais que l’on arrive à un compromis ou pas, on n’a pas de raison de croire que le gouvernement de Londres sera plus fiable demain qu’aujourd’hui. Avant même le Brexit, les douaniers britanniques étaient parmi les plus mauvais élèves pour faire respecter les règles européennes.
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La « générosité » des propositions de la Commission européenne peut-elle encourager les Britanniques à demander encore plus de concessions?
La balle est dans le camp des Britanniques. S’ils ne font pas un pas en direction de la position de la Commission, c’est vraiment que Boris Johnson a tout intérêt à entretenir ce climat de tensions pendant deux ans jusqu’aux prochaines élections.
La stratégie de Boris Johnson serait-elle purement politicienne et à usage interne?
Même à l’ère post-Brexit, il est bien pour les dirigeants britanniques de « disposer » de l’Union européenne pour pouvoir l’accuser de n’importe quoi. A la lecture de certains journaux britanniques, on observe que le réflexe est toujours de rejeter la faute sur l’UE pour des questions qui, en fait, ne concernent pas du tout l’accord avec l’UE. En vertu de la géographie, le commerce entre le Royaume-Uni et l’Irlande du Nord posera toujours question. Quelle que soit la solution adoptée, la situation ne sera jamais équivalente à celle qui prévalait quand le Royaume-Uni faisait partie du marché intérieur européen. Si Londres s’accorde sur un compromis avec la Commission européenne et qu’un protocole nord-irlandais amendé entre en vigueur, il y aura toujours des Britanniques pour s’opposer au gouvernement en prétendant que « Boris Johnson n’a pas respecté ses engagements et qu’il abandonne l’Irlande du Nord ». On peut prédire que cette source de tensions ne connaîtra pas de fin et que le Premier ministre saura s’en servir en interne pour montrer qu’il tient tête à l’Union européenne et qu’il ne lâchera pas les lignes rouges sur lesquelles il a été élu.
On peut prédire que cette source de tensions ne connaîtra pas de fin et que Boris Johnson saura s’en servir en interne pour montrer qu’il tient tête à l’Union européenne.
Boris Johnson n’ignorait pas les conséquences du protocole nord-irlandais. Pourquoi a-t-il, malgré tout, accepté l’accord sur le Brexit avec l’UE?
Pour l’Union européenne, il fallait absolument boucler le protocole sur l’Irlande du Nord et qu’il ait une place particulière dans l’architecture juridique à la fois de l’accord de retrait de l’Union et de l’accord sur la relation future. Tout allait de pair. Donc, si Boris Johnson ne concédait pas un arrangement sur le protocole, il savait qu’il n’aurait pas le reste. Il était donc plus facile pour lui de prendre d’abord tout en sachant que, dès que l’accord de commerce et de coopération serait en vigueur, il pourrait toujours remettre en question le protocole nord-irlandais parce que l’Union européenne serait bien obligée de préserver l’accord global au nom de ses intérêts. Et comment, pour les Britanniques, mieux le remettre en question qu’en ne l’appliquant pas réellement et en prétendant qu’ils n’arrivent pas à l’appliquer, donc qu’il faut le revoir? L’Union européenne sait très bien qu’elle a en face d’elle un acteur qui n’a pas envie de respecter ses engagements qui découlent de l’accord de Brexit.
Pourquoi la Commission européenne se montre-t-elle, malgré tout, conciliante?
Il n’est pas dans l’intérêt de l’Union européenne de maintenir voire d’alimenter cette tension. Elle fait tout ce qu’elle peut pour l’atténuer. Elle est aussi tenue par son engagement à l’égard de la République d’Irlande qui exerce une pression importante auprès des institutions européennes et des autres Etats membres pour que la voie de l’apaisement l’emporte. Surtout, l’Union européenne ne veut pas, par ses décisions, affecter en quoi que ce soit les Accords du Vendredi saint et la paix en Irlande du Nord. Elle soigne aussi ses intérêts économiques qui passent par une bonne relation avec le Royaume-Uni.
L’influence des loyalistes nord-irlandais pèse-t-elle sur l’attitude du gouvernement britannique?
Elle est moins importante qu’elle n’a pu l’être à l’époque où le Parti unioniste démocrate (DUP) était un soutien numérique important pour le gouvernement britannique. Mais la pression est bien présente. Les déclarations de certains leaders loyalistes nord-irlandais sont très radicales. Leur solution est de supprimer le protocole et d’en revenir à la situation antérieure comme si le Royaume-Uni faisait toujours partie du marché intérieur européen. Cela ne fait pas plaisir à Boris Johnson de voir des militants semblables se promener dans les rues de Belfast et crier au scandale chaque fois que le gouvernement britannique envisage de garder en vie le protocole sur l’Irlande du Nord.
Les Nord-Irlandais ne sont-ils tout de même pas fondés à affirmer qu’ils sont des citoyens de seconde zone au sein du Royaume-Uni?
L’Irlande du Nord a effectivement un statut à part au sein du Royaume-Uni. Mais il donne tout de même aux sociétés nord-irlandaises un accès privilégié au marché intérieur européen que n’ont pas leurs voisins de l’autre côté de la mer d’Irlande. Pour la population, hors les tensions politiques importantes, les conditions de l’accord ne sont pas défavorables.
La paix a ses droits
Dans la négociation sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, Britanniques et Européens se sont heurtés à un dilemme. L’Irlande du Nord, province du Royaume-Uni, partage le territoire de l’île d’Irlande avec la République d’Irlande, Etat indépendant membre de l’UE. La sortie du Royaume-Uni de l’union douanière européenne imposait de rétablir une frontière entre République d’Irlande et Irlande du Nord. Sauf que c’était impensable parce que contraire aux accords du Vendredi saint du 10 avril 1998 qui avaient mis fin à une guerre de trente ans entre catholiques et protestants en Irlande du Nord. L’alternative consistait à maintenir l’Irlande du Nord dans l’union douanière européenne et créer une frontière commerciale, en mer d’Irlande, entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni. Solution bancale, injurieuse pour la souveraineté britannique mais praticable et qui fut acceptée par le gouvernement de Londres. Avant qu’il ne la remette prestement en cause…
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