Brésil, Etats-Unis… : pourquoi la démocratie est-elle si malmenée ?
Le Brésil après les Etats-Unis: quand les populistes refusent le verdict des urnes, c’est le modèle démocratique qui trinque. Pas sûr que Jair Bolsonaro s’en sorte aussi bien que Donald Trump.
Entre le saccage du Congrès, du Tribunal suprême fédéral et du palais présidentiel sur la place des Trois-Pouvoirs à Brasilia, le 8 janvier 2023, et l’assaut contre le Capitole à Washington, le 6 janvier 2021, la comparaison s’impose. On aura beau énumérer ce qui distingue les deux événements violents. Le cœur du pouvoir brésilien était inoccupé et le président Lula était en fonction depuis une semaine alors que les parlementaires américains s’affairaient à confirmer l’élection de Joe Biden. Les contestataires de Brasilia n’ étaient pas armés, plutôt en tongs et maillot de foot, tandis que cinq morts furent recensés lors de l’attaque du Congrès américain. Le leader vénéré des émeutiers de la capitale brésilienne, Jair Bolsonaro, était à six mille kilomètres du lieu du délit alors que le président étatsunien, Donald Trump, avait harangué les siens quelques heures avant l’invasion du Capitole… On aura beau évaluer les conséquences peut-être différentes des coups de force perpétrés à deux ans d’intervalle. Demeurera le constat qu’à Brasilia comme à Washington, c’est la démocratie qui a été gravement attaquée.
Avec la dénonciation a minima matinée de banalisation de l’assaut contre les institutions, Jair Bolsonaro pourrait bien se couper de certains alliés.
Jair Bolsonaro et Donald Trump ont en commun d’avoir jeté la suspicion sur un processus électoral démocratique et reconnu comme tel, d’avoir averti avant même le scrutin de la possibilité de la fraude supposée, de ne pas avoir reconnu la réalité certifiée du résultat, et d’avoir continué à entretenir a posteriori l’hypothèse d’une élection volée. Le président brésilien et son homologue américain ont en commun, pendant leur mandat, d’avoir sapé la crédibilité des institutions, d’avoir louvoyé avec le respect de l’Etat de droit, d’avoir monté une partie du peuple contre une élite forcément corrompue. Voilà à quoi mène le populisme rodé à l’instrumentalisation des réseaux sociaux: une menace contre la démocratie.
Un assaut annoncé
Formellement, l’émeute de la place des Trois-Pouvoirs à Brasilia n’aura duré qu’environ trois heures, entre l’arrivée des bolsonaristes et la reprise en main progressive par les forces de l’ordre. Mais tout comme à Washington deux ans plus tôt, elle aura mis en exergue les défaillances de la sécurité et du renseignement, un diagnostic aggravé par l’existence du précédent américain et par les signes de la préparation du coup de force. Les partisans de Jair Bolsonaro étaient coutumiers des agitations de rue, avant le deuxième tour du scrutin présidentiel le 30 octobre 2022, aux côtés des camionneurs bloquant des routes après la victoire de Lula, devant des casernes de l’armée dans l’espoir qu’elle intervienne… Le 7 janvier, c’est jusqu’à un campement devant le quartier général de l’institution militaire à Brasilia que quatre mille manifestants ont été transportés par bus. Le lendemain, ils parcouraient les huit kilomètres qui les séparaient de l’esplanade des Trois-Pouvoirs.
Défaut d’anticipation, défaut de moyens. Les policiers déployés autour des institutions du pays ont été rapidement débordés. Et quand certains ont tenté de faire barrage aux bolsonaristes, d’autres ont ouvertement sympathisé avec eux et laissé faire. Le secrétaire à la Sécurité publique de Brasilia, Anderson Torres, a été limogé, et le gouverneur de la région, Ibaneis Rocha, a été suspendu pour une période de six mois. Réélu en 2002, il est un ancien allié de Jair Bolsonaro. L’ émeute du 8 janvier a renforcé la défiance envers les partisans de Bolsonaro et préfigure une présidence difficile pour Lula. Le Parti libéral, dont est membre Bolsonaro, fort de 99 des 513 sièges de l’assemblée, est la première formation politique à la Chambre des députés. Et quatorze des vingt-sept gouverneurs que compte le Brésil étaient proches du leader populiste avant le coup de force de Brasilia. Le resteront-ils?
Minimisation de l’attaque
Valdemar Costa Neto, chef du Parti libéral, a dénoncé clairement les violences: «Ce mouvement […] est une honte pour nous tous et ne représente pas notre parti. Il ne représente ni Bolsonaro, ni la police, ni la sécurité», quand Jair Bolsonaro, de son côté, a eu la condamnation plus mesurée. «Les manifestations pacifiques font partie de la démocratie. Cependant, les pillages et invasions de bâtiments publics comme ceux qui se sont produits aujourd’hui, ainsi que ceux pratiqués par la gauche en 2013 et 2017, sont contraires à la règle», a-t-il commenté sur Twitter en référence à des débordements lors du mouvement de protestation pour la gratuité des transports en commun sous la présidence de Dilma Rousseff, héritière de Lula, et lors des protestations contre la réforme des retraites et contre la corruption à l’époque de l’intérim présidentiel de Michel Temer.
Seuls 34 Etats de la planète peuvent être qualifiés de «démocraties libérales». C’est l’étiage le plus bas depuis 1995.
Avec la dénonciation a minima matinée de banalisation d’un épisode qui a choqué bon nombre de Brésiliens, Jair Bolsonaro pourrait bien se couper d’alliés de la droite traditionnelle et du milieu des affaires, qui s’inquiètent de l’instabilité, destructrice de croissance, que les bolsonaristes pourraient entretenir tout au long du mandat de Lula. Car si le président actuel peut sortir renforcé du «coup d’éclat» des fanatiques et des branquignols de Brasilia, l’avenir est tout de même lourd de menaces en raison de la vie dure que lui mèneront les élus pro-Bolsonaro à la Chambre des députés et du risque de dissensions auquel sera exposé l’attelage hétéroclite, de gauche, de centre et de droite, qui compose son gouvernement. La crise du 8 janvier en a fourni une première illustration: le ministre de la Défense José Mucio Monteiro, un conservateur, a été critiqué par des partisans de Lula pour le laxisme dont il aurait fait preuve face à la multiplication des campements des manifestants d’extrême droite devant les casernes depuis l’élection présidentielle.
Grandes démocraties malmenées
L’ assaut de la place des Trois-Pouvoirs est un événement majeur de l’histoire politique du Brésil dans ce qu’il révèle de la société brésilienne et dans ce qu’il augure pour l’avenir du pays et de la démocratie. La comparaison, là aussi, mérite d’être établie avec les Etats-Unis et le trumpisme. Ainsi, le jugement porté par l’historien et directeur de recherche au CNRS Ran Halévi sur l’attaque du Capitole en 2021 dans son essai Le Chaos de la démocratie américaine (Gallimard, 2022) peut certainement être transposé, hors le repère temporel, à la situation qui prévaut au Brésil. «L’événement aura été le symptôme exorbitant, la flambée imprévisible des tendances à l’œuvre qui consument la démocratie américaine depuis trente ans. Il donne un tour explosif non seulement à la polarisation délétère qui déchire le pays mais encore à la désagrégation des normes civiques, morales et culturelles qui ont longtemps gouverné la société américaine, cette “Union”, ce “Nous” qui ouvre la Constitution – “We the People” – et qui figure l’orgueilleuse devise, Et pluribus unum (“De plusieurs, Un”), inscrite au grand sceau national».
Lula a été élu le 30 octobre 2022 avec 50,9% des voix contre 49,1% à son rival. Dans une société fracturée, travaillée également depuis plusieurs années par une polarisation extrême, dans un contexte international de récession économique et d’instabilité géopolitique, l’évolution du Brésil et des Etats-Unis, deux des plus grandes démocraties au monde, ne peut qu’inquiéter. D’autant que l’avertissement qu’elle recèle s’inscrit clairement dans un contexte de dépression démocratique.
Déclin des libertés
Dans son rapport 2022 (qui analyse les données arrêtées à 2021), V-Dem (Varieties of democracy), un institut de recherche indépendant basé à l’université de Göteborg, en Suède, qui évalue la santé de la démocratie dans le monde, établit que seuls 34 Etats de la planète peuvent être qualifiés de «démocraties libérales». C’est l’étiage le plus bas depuis 1995. Fin 2021, le déclin démocratique était surtout observé dans la région Asie-Pacifique, en Asie centrale, et en Europe de l’Est. Cinquante-cinq pays étaient recensés comme des «démocraties électorales». Dès lors, 70% de la population mondiale vivait sous le régime d’une «autocratie électorale» ou d’une «autocratie fermée», autant dire sans beaucoup de libertés.
Les développements de la situation en Chine, en Russie, en Iran ou dans certains pays d’ Afrique depuis 2021 n’augurent pas d’un sursaut majeur de la démocratie dans le monde. Et ce, malgré l’éclaircie de la victoire de forces démocratiques sur l’extrême droite dans certains pays d’Amérique latine, dont… le Brésil, où la démocratie a subi une épreuve qui ne sera sans doute pas la dernière.
Le contexte
Un millier de partisans de l’ancien président brésilien Jair Bolsonaro ont été arrêtés après l’assaut contre le Congrès, le Tribunal suprême fédéral et le palais du Planalto, le siège de la présidence, à Brasilia, le 6 janvier. Même si l’hypothèse de la tentative de coup d’Etat est écartée, cette atteinte aux symboles de la démocratie brésilienne a choqué à l’intérieur du pays et dans le monde. Le président élu en octobre 2022, Luiz Inacio Lula da Silva, a reçu un soutien unanime de la communauté internationale, des Etats-Unis à la Chine et de la Russie à l’Union européenne. Mais son mandat commence sous des auspices contraires.
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