Bousculée par la crise sanitaire, la franc-maçonnerie se réinvente
Avec une activité suspendue ou réduite, la franc-maçonnerie française a été éprouvée par la crise sanitaire mais tente de rebondir avec des rituels réinventés, une émission de radio, ou en s’interrogeant sur la société post-Covid.
Trois confinements dont un avec fermeture totale des temples, un couvre-feu de plus de six mois, ont fortement empêché les francs-maçons de se réunir en « tenues », ces rencontres rituelles et d’échanges à huis-clos entre « frères » et « soeurs » d’une même loge qui sont l’essentiel de la vie maçonnique.
Depuis le début de la crise du Covid, « les loges maçonniques ont eu une activité contrariée », résume pour l’AFP Georges Sérignac, grand maître du Grand Orient de France (GODF), principale obédience.
Roger Dachez, historien de la franc-maçonnerie », va jusqu’à parler de « désastre« .
Implantée en France depuis le XVIIIe siècle, la franc-maçonnerie rassemble quelque 160.000 membres, qui, par une démarche initiatique, aspirent à « l’amélioration de l’humanité », selon les mots du GODF.
En fonction des autorisations, certaines loges ne se sont pas réunies, d’autres à petites doses. « Les plus âgés, plus fragiles ou plus craintifs ne sont pas venus et craignent toujours de revenir, même après les vaccins« , relève Pierre-Marie Adam, grand maître de la Grande Loge de France (GLDF).
« Les rituels maçonniques supposent beaucoup d’interaction physique. C’est donc une activité contaminante », explique M. Dachez.
Huis-clos… en forêt-
Dès lors, les francs-maçons ont dû « inventer des +rituels Covid+ », dit-il.
A commencer par « la chaîne d’union », moment symbolique qui exprime le lien entre francs-maçons avant de démarrer une « tenue ». Habituellement, en ronde, ils se tiennent la main, sans gants.
« Nous avons pris une corde, en gardant le mètre de distance », témoigne Laure (prénom d’emprunt), 33 ans, au GODF. Dans d’autres loges, certains l’ont mimée, ou ont mis des doubles gants, quand d’autres se sont passés du gel hydroalcoolique.
Lors d’une « tenue blanche ouverte » (aux non-maçons) dans un temple parisien, à laquelle l’AFP a pu assister en juin, une dizaine de « frères » et « soeurs » ont opté pour les bras tendus vers le bas, paumes ouvertes, à quelques centimètres de celles du voisin, sans contact.
Certains se sont aussi évadés du temple.
« En septembre, nous avons fait une cérémonie dans un champ », confie William Bres, 64 ans, maçon à la Grande loge mixte de France (GLMF). Lui a programmé pour cet été « une tenue en forêt, en pleine nuit, dans les Cévennes, sous la voûte étoilée ».
Plus difficile à réinventer: les « agapes », la collation prise à l’issue d’une tenue, ont pour beaucoup été supprimées.
En franc-maçonnerie, le poids des symboles est fort. « Ils nous permettent de nous mettre en condition », pour ensuite entrer dans le moment d’échanges et réflexion, explique Edouard Habrant, grand maître à la GLMF. « Passer du +profane+ au « sacré+ ne se fait pas d’un seul coup », ajoute-t-il, espérant que les modifications de rituels ne seront que « provisoires ».
Effectifs en légère baisse
La crise sanitaire a eu un autre effet: les « initiations » – cérémonie lors de laquelle un nouveau franc-maçon est accueilli – ont pour partie été stoppées.
Sylvianne (prénom modifié) devait être « initiée » dans une loge du GODF au printemps 2020. « On m’a dit que c’était un moment très fort, où un lien direct doit se créer avec les frères et soeurs de la loge. Ca ne peut se vivre qu’en leur présence », dit-elle. L’horizon de septembre lui a été promis.
A cela s’ajoutent des décès dus au Covid parmi les plus âgés – la moyenne d’âge étant assez élevée en franc-maçonnerie.
Si bien que les effectifs, en hausse ces dernières années, diminuent.
Au GODF, plus grosse obédience avec quelque 55.000 membres, Georges Sérignac observe pour 2020 une « baisse d’1,8% », « pas très significative » selon lui « dès lors que les initiations vont probablement pouvoir avoir lieu cette année ».
Idem à la GLDF (un peu moins de 34.000 membres), qui enregistre une perte de 600 membres, en raison du retard d’initiations. Des effectifs en baisse de « 3 ou 4% » mais beaucoup d’initiations en attente sont aussi constatés à la GLMF (5.300 membres).
« On n’a pas vu un départ important des loges, parce que l’économie est encore perfusée. Mais avec la fin des aides financières, on est en droit de craindre une désertion plus massive d’une certaine proportion de francs-maçons dans les prochaines années », met en garde Roger Dachez. La cotisation peut atteindre 400 euros l’année.
La visioconférence a permis de maintenir le lien. Ou de travailler des « planches » (exposés). Mais Georges Sérignac est catégorique: « à distance, ce n’est pas de la pensée franc-maçonne ». C’est plutôt « un cercle philosophique, citoyen, ou politique ».
« Le rituel ne se met pas en visio. Une tenue, c’est un espace concret dans lequel tout le monde doit être en communion », abonde Georges Voileau (Droit Humain, 16.000 membres).
Un autre outil a permis « de continuer le travail », affirme Elise Ovart Baratte, conseillère à la GLMF, à l’origine du lancement d’une émission hebdomadaire, « Pierres de touche », sur RadioDelta, une webradio maçonnique. Chroniques, débats: 53 émissions ont été été diffusées à ce jour.
Enfin, la réflexion sur la société post-Covid anime plusieurs obédiences. Le GODF a produit un Livre blanc (« Après ») sur de nombreux sujets – « dette Covid », « libertés individuelles et collectives », « repenser la solidarité »… La GLDF a intitulé le sien « Le futur de nos loges ».
« La crise nous pousse aussi à nous demander comment agir sur des enjeux concrets tels que les enjeux écologiques et environnementaux, la démocratie… », souligne M. Habrant.
« Les repères sont remis en cause mais les fondamentaux sont là », assure un « frère » à la GLDF à Lille, alias « Vordonis », 66 ans.
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