« Bienvenue chez moi »: quand les politiciens sont « forcés » d’ouvrir une fenêtre sur leur vie privée
Soumis comme les autres aux contraintes du confinement, les politiciens sont forcés de s’exprimer publiquement en ouvrant à travers leur écran une fenêtre sur leur vie privée. Un exercice périlleux, abordé de diverses manières.
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Avec le Covid-19, on voit surgir dans les médias un nouveau type de communication : les interviews par vidéo- conférence depuis le lieu du confinement, c’est-à-dire chez soi. Si spécialistes en tous genres, porte-parole et délégués syndicaux sont fréquemment de la revue, les politiciens, et en particulier les membres du gouvernement sont, eux aussi, en première ligne. On a ainsi vu Maggie De Block s’exprimer à plusieurs reprises dans ce qui est probablement sa cuisine, Jean-Michel Javaux expliquer sa propre hospitalisation devant sa bibliothèque ou encore Didier Reynders prendre la parole sur la position de l’Europe face au virus devant un tableau au mur volontairement flouté.
L’espace privé a tendance à parler au-delà de ce que vous voulez dire.
Un contexte inédit, qu’il faut gérer tant bien que mal. » Cette situation a pour conséquence que les hommes et les femmes politiques sont beaucoup plus exposés, plus vulnérables, estime Laura Calabrese, professeure de communication et d’analyse de discours à l’ULB. Parce que dans les moments de communication politique, les intervenants essaient de contrôler tous les facteurs, comme les éléments de langage, le débit de la voix, les vêtements, la coiffure, le maquillage… et également le lieu. En général, c’est souvent l’espace public, à présent réduit à peau de chagrin. Mais cela peut être aussi un lieu propre comme leur bureau, l’endroit où ils travaillent, qui est ni public ni tout à fait privé. Leurs bureaux sont préparés pour la communication politique. Les journalistes peuvent débarquer à n’importe quel moment avec des caméras. En vidéo depuis leur domicile, les politiciens doivent se présenter dans un cadre qui n’est pas préparé pour ça. Ils font donc avec les moyens du bord et essaient de minimiser les dégâts, car l’espace privé a tendance à parler au-delà de ce que vous voulez dire. »
Jackie sur Insta
Le dévoilement de la vie privée n’est pas une nouveauté. La frontière entre vie privée et vie publique des politiciens s’est effritée sous l’influence du celebrity system lancé à Hollywood dans les années 1920. » Le monde politique a été rattrapé par cette peopolisation, qui a offert de nouvelles stratégies pour convaincre et séduire, rappelle Laura Calabrese. Prenez par exemple les Kennedy, qui se mettaient en scène en permanence dans leur vie privée. On montrait le couple parfait, la famille parfaite. Ce fut une énorme inspiration pour beaucoup de politiciens. Le phénomène est bien plus ancien que les réseaux sociaux, qui – grand avantage – permettent de se passer des journalistes. On peut imaginer ce que ça aurait donné si Jackie avait connu Instagram… »
Cette peopolisation n’a pas épargné la Belgique et on a vu des hommes et des femmes politiques ouvrir les portes de leur domicile, présenter les membres de leur famille à la presse et aux équipes de télé- vision. On se souvient, par exemple, d’un reportage où Joëlle Milquet, alors présidente du CDH, posait avec sa fille Clara, peu après sa naissance en août 2002. François Heinderyckx, professeur de sociologie des médias et de communication politique à l’ULB, épingle pour sa part une interview de Jean-Luc Dehaene, en compagnie de son épouse dans leur villa de Vilvorde, » dont le but était manifestement de montrer que M. Dehaene était un Flamand très ordinaire qui aimait, notamment, regarder le football à la télévision. » » Les femmes et les hommes politiques sont tentés d’évoquer et de montrer leur vie privée parce qu’ils voient là un moyen de susciter soit de la proximité – voyez, ma vie, et donc mes priorités et mes valeurs ne sont pas si différentes des vôtres -, soit de l’admiration – voyez comme j’ai bien réussi dans la vie, j’ai une maison et une famille magnifiques, et donc vous pouvez me faire confiance, je sais ce que je fais « , précise Francois Heinderyckx.
Dans le cas des interviews vidéo en confinement, l’effet majeur est sans doute une certaine désacralisation. » Le fait que la communication se fasse « directement » d’espace privé à espace privé – bien qu’elle passe toujours par un média – modifie la portée des propos, dans le sens où toute la dimension céré- monielle et institutionnelle est amoindrie : elle n’est plus porté que par le statut de la personne qui parle, analyse pour sa part Christine Servais, directrice du Lemme (Laboratoire d’études sur les médias et la médiation) et professeure à l’ULiège. Par ailleurs, les individus apparaissent sans doute davantage comme des « hommes et femmes comme les autres » : tout le monde est soumis à la menace de la maladie et confiné chez soi, cela instaure une sorte d’égalité de traitement. »
Retour de flamme
Dans ce nouvel exercice de communication, les politiciens évoluent en terrain miné, en équilibre entre deux gouffres dangereux. D’une part, la désacralisation à outrance. » Lorsque vous assumez de hautes responsabilités, est-ce vraiment une bonne idée de rappeler que vous êtes un homme ou une femme finalement assez ordinaire ? » interroge Francois Heinderyckx, qui relève aussi l’influence négative de certaines tenues vestimentaires. » Nombreux sont ceux et celles qui se sentent autorisés, voire obligés, d’afficher les attributs vestimentaires de la décontraction. « Je suis chez moi, donc je m’habille comme si j’étais en vacances. » Quand il ne s’agit que de tomber l’habituelle cravate, c’est sans conséquence, mais avec un tee-shirt et un hoody, cela a des répercussions. L’imaginaire associé à une telle tenue est, au mieux, celui de la décontraction et des loisirs, au pire de la maladie ou de la convalescence. Dans tous les cas, ce n’est pas compatible avec l’idée d’intense activité professionnelle délocalisée. »
D’autre part et à l’exact opposé, l’autre fossé où l’on risque de se précipiter, c’est l’éloignement exacerbé, c’est-à-dire quand le dévoilement du cadre privé révèle un écart choquant avec les citoyens. Début avril, la famille royale en a fait les frais avec son message écrit en lettres blanches sur les pelouses du jardin du palais de Laeken et filmé par l’hélicoptère de VTM. De grands espaces qui contrastaient trop avec le cadre restreint des habitations des Belges moyens. Sur les réseaux sociaux, le » Courage – Samen sterk » a notamment été détourné en » Bonne merde dans vos 20 m2 « . » C’était bien que la famille royale communique, parce jusque-là ils étaient absents, mais ils ont très mal choisi la manière, c’était un vrai raté « , affirme Laura Calabrese.
Du coup, à l’inverse de Drake qui, dans son clip confiné Toosie Slide, révèle le luxe et le gigantisme de sa villa à Toronto, les personnalités auraient tendance à faire profil bas. » J’ai l’impression qu’on perçoit en ces temps de crise, d’inquiétude et de souffrance, une tendance à la retenue, à la modestie, relève Francois Heinderyckx. On évite de frimer en montrant sa grande maison. C’était particulièrement manifeste lors du concert de Global Citizens #TogetherAtHome, où les plus grandes stars du show business se produisaient du fond d’une cave humide ou d’un recoin de leur jardin. »
Autre option, prisée par Didier Reynders : flouter l’arrière-plan, en modifiant les paramètres de la vidéo. » Ce choix montre que Didier Reynders a réfléchi à ce qu’il voulait montrer ou pas, juge Laura Calabrese. Il a choisi une solution assez simple et remplit son contrat de manière très pragmatique. Je dirais que ça donne une certaine idée de professionnalisme, et montre qu’il a une expérience de la communication politique. »
Quoi qu’il en soit, ces modes de communication testés pendant le confinement laisseront certainement des traces. Francois Heinderyckx pense que l’on continuera à les utiliser après la crise, d’autant plus si les défauts techniques (au niveau du son notamment) sont améliorés. » C’est à la fois une bonne chose – la limitation des déplacements est bien en phase avec d’autres priorités sociétales du moment -, et un risque – on accusait déjà les technologies d’affaiblir la nécessaire limite entre vie professionnelle et vie privée, entre travail et loisirs « , conclut-il. Sur ce plan-là aussi, il y aura un avant et un après Covid-19.
Il est trop tôt pour établir une typologie des décors domestiques choisis pour les interviews vidéo, mais Francois Heinderyckx distingue déjà deux catégories dominantes:
Le bureau à la maison
» Nombreux sont ceux et celles qui disposent à leur domicile d’un espace de travail qui s’impose assez naturellement comme cadre de visioconférence. Dans ce cas, le décor préféré est manifestement une bibliothèque pleine de livres, lesquels apportent implicitement la crédibilité de l’intellectuel, du lettré. C’est pourtant, techniquement, un choix délicat, d’une part parce que c’est un fond très chamarré qui est à l’opposé du fond uni que l’on recommande pour bien distinguer la personne à l’image, mais aussi parce que tous ces livres constituent une source majeure de distraction et potentiellement de raillerie si l’on distingue certains ouvrages dont la présence pourrait donner lieu à interprétation. »
La vue d’agence immobilière
» On se situe dans ce cas généralement dans la pièce principale du logement – salon, salle à manger – avec une perspective sur l’ensemble de la pièce et souvent sur une fenêtre qui laisse entrevoir un jardin ou une vue extérieure. On est là dans une approche beaucoup plus intrusive, et en même temps plus intime puisqu’on a vraiment le sentiment d’être invité à pénétrer dans le lieu ordinaire de vie de la personnalité. Montrer son intérieur, c’est implicitement assumer qu’on en est fier, ce qui n’est pas sans risque étant donné que cet espace, son aménagement, son style, sa décoration seront inévitablement jugés sur l’échelle du « bon goût », lequel est évidemment très relatif et donc ne fera jamais l’unanimité. Le danger lorsqu’on se met en scène dans un espace de vie et pas dans un espace de travail, c’est qu’on peut projeter l’impression qu’on est déconnecté de son métier, et donc de ses responsabilités ; qu’on n’assume plus complètement la maîtrise de son mandat. »
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