Bernard Guetta: «L’Europe a besoin d’être autonome militairement au sein de l’Otan» (entretien)
La guerre a fait entrer les Vingt-Sept dans l’union politique et les a dotés d’un début de stratégie de défense commune, analyse l’eurodéputé Bernard Guetta.
Le Français Bernard Guetta, du groupe Renew Europe, fait partie de ces euro- députés dont bientôt cinq ans de compagnonnage avec les arcanes institutionnelles de l’Union européenne n’ont pas sapé la foi en l’idéal du travail collectif au service du bien commun. «Nous pourrions certainement être meilleurs mais nous ne devons pas être totalement nuls puisque c’est en nombre, et toujours croissant, que le malheur kazakh ou vénézuélien, turc ou érythréen, bélarusse ou chinois, ukrainien ou tunisien, que tout le malheur du monde se tourne vers l’Union, la moins imparfaite des démocraties, le plus solide bunker des libertés et du droit», assène-il dans son dernier récit La Nation européenne (1). Il y explique aussi comment «journaliste et élu», il a dû se faire «diplomate» ou comment il a dû éprouver son aspiration fédéraliste à la realpolitik communautaire. Les événements auxquels l’Union européenne a été confrontée depuis les dernières élections ont, il est vrai, particulièrement bouleversé le continent. L’occasion rêvée d’un premier bilan.
Européens, nous avons quelque chose de profondément commun au-delà des différences de langues.
De quelle façon une union politique européenne s’est-elle construite dans le front commun des Vingt-Sept face à Vladimir Poutine?
Deux choses évidentes. D’abord, les Vingt-Sept ont commencé à ajouter au marché commun, aux règles communes et à la monnaie unique, une politique étrangère commune. L’agression russe contre l’Ukraine est aujourd’hui le principal sujet de politique internationale pour l’Europe. Et sur ce sujet, il y a unanimité des Vingt-Sept à la très relative exception de M. Orban. Ensuite, cette agression a conduit les Etats membres de l’Union européenne à donner son premier contenu à la politique de défense commune puisque nous nous sommes engagés non seulement à livrer des armes à l’armée ukrainienne, mais aussi – ce qui est tout à fait spectaculaire – à passer des commandes de munitions en commun. En une phrase, on entre dans le troisième moment de la construction de l’unité européenne, celui de l’union politique.
La décision d’un emprunt et d’investissements communs prise à l’occasion de la crise sanitaire conforte-t-elle aussi cette évolution?
Le tabou sur les emprunts communs et sur les politiques industrielles communes est en effet tombé avant la guerre en Ukraine, à la faveur des difficultés économiques induites par la pandémie de Covid. Parallèlement à l’entrée, par le biais de la Défense et de la diplomatie, dans le troisième moment de l’unité européenne, les politiques de l’Union évoluent dans le sens d’une communauté de décision toujours plus grande dans des domaines de plus en plus fondamentaux. Souvenons-nous qu’il y a une poignée d’années, la France défendait, seule, l’idée d’une défense commune et d’un emprunt commun et, avec la Belgique, celle de politiques industrielles communes. Aujourd’hui, plus personne ne rejette a priori ces idées.
La défense européenne autonome ne butte-t-elle pas toujours sur la dépendance au parapluie des Etats-Unis dans le cadre de l’Otan?
C’est une très profonde erreur de vouloir opposer l’autonomie stratégique de l’Union européenne et son appartenance à l’Alliance atlantique. Je suis à la fois un grand défenseur, depuis toujours, de l’idée d’une défense européenne commune et un grand partisan du maintien et même de l’approfondissement de l’Alliance atlantique. Simplement, l’UE a besoin d’être autonome militairement et stratégiquement au sein de cette alliance de la même manière que les Etats-Unis le sont. N’oublions jamais que les Etats-Unis, pour le meilleur ou pour le pire – cela a dépendu de leurs décisions et de moments historiques différents –, ont pu faire ce qu’ils entendaient, tout en appartenant à l’Alliance atlantique. Ils sont toujours en situation de le faire. Nous devons pouvoir prendre des décisions seuls, tout en étant membres de l’Alliance atlantique.
La nouvelle phase d’élargissement de l’UE sera totalement différente de celles qui ont précédé.» Bernard Guetta, eurodéputé Renew Europe.
De quelle façon la guerre en Ukraine rebat-elle les cartes de l’élargissement de l’Union? Faut-il accélérer les adhésions ou le «sas» de la Communauté politique européenne est-il une alternative bienvenue?
Il est indiscutable que l’agression russe en Ukraine a rouvert, dans des termes différents, la question d’un nouvel élargissement de l’Union européenne puisqu’elle a accordé le statut de candidat à l’Ukraine et à la Moldavie. Oui, nous sommes entrés dans une nouvelle phase d’élargissement. Mais elle sera certainement totalement différente de celles qui ont précédé parce que nous allons nous élargir à des pays qui sont plus éloignés du cœur de l’Union que cela n’a été le cas jusqu’à présent, et à des Etats de culture, d’histoire, et de développement économique très divers. Nous allons très certainement repenser – c’est déjà en cours avec cette idée de communauté politique européenne – les formats de l’appartenance à l’UE. Il y aura vraisemblablement un degré d’appartenance plus resserré, traduit par une union politique de certains des pays de l’Union, un deuxième degré correspondant grosso modo à ce qu’elle est aujourd’hui et un troisième degré plus lâche consistant en une appartenance à une zone économique commune, naturellement assortie d’exigences sur le respect de l’Etat de droit et des droits de l’homme. L’Union de demain, qui pourra compter 35 voire un peu plus d’Etats membres, ne ressemblera plus à ce qu’elle est aujourd’hui. Elle comprendra des degrés d’intégration différents qu’Emmanuel Macron a récemment appelés «des formats», ce qui est peut-être le terme adéquat.
Est-ce une forme d’institutionnalisation d’une Europe à plusieurs vitesses?
Il ne faut plus employer cette expression aujourd’hui datée et qui, surtout, déplaît à beaucoup de pays candidats et les inquiète parce qu’ils ont le sentiment qu’il pourrait y avoir la «table des grands» et «celle des enfants» au sein de l’Union. Ce n’est pas du tout comme cela qu’il faut l’envisager. Aujourd’hui, tous les pays qui frappent à la porte de l’UE ne souhaitent pas forcément tous appartenir à une union politique. Tous ne souhaitent pas appartenir à la monnaie unique, à l’espace Schengen ou à d’autres programmes.
Tout a changé dans l’Union, sauf ses institutions, écrivez-vous. N’est-il pas dangereux de ne pas travailler davantage sur l’approfondissement avant d’élargir?
Les institutions sont en train de changer d’elles-mêmes. Nous évoluons en marchant. Nous évoluons en cherchant. Nous évoluons par nécessité absolue d’évoluer. Il est beaucoup mieux d’évoluer en marchant que de nous asseoir autour d’une table et de se demander si l’on pousse vers le fédéralisme ou si l’on en revient à une plus grande autonomie des Etats. De la sorte, on ouvre un débat extrêmement abstrait qui peut très vite prendre l’allure d’une guerre idéologique autour de mots qui, de toute manière, ne signifient pas la même chose pour les différents Etats membres. Le fédéralisme pour un Allemand n’est pas du tout la même chose que le fédéralisme pour un Français. On pourrait multiplier les exemples. Quand la Commission européenne, avec l’appui du Parlement et des Etats membres, a pris la décision d’organiser l’achat en commun des vaccins contre le Covid, rien ne le prévoyait dans les traités. Nous avons collectivement improvisé. Et c’est très bien ainsi. S’il avait fallu réunir une convention avant de décider l’achat en commun des vaccins, il y aurait eu des millions de morts supplémentaires dans l’UE. Ne nous prenons pas la tête. Innovons. Marchons. Avançons. Quand nous l’aurons fait, il sera temps de tirer le bilan de ces avancées et de voir quelles sont les évolutions institutionnelles les plus nécessaires.
De Helsinki à Lisbonne, vous voyez l’émergence d’une «nation européenne». Vraiment?
Profondément. Quand on passe d’un pays européen à l’autre, on ne change pas de monde. Quand on passe de l’Europe aux Amériques, à l’Afrique, à l’Asie, oui, on change de monde. Quand on prend l’avion à Helsinki et que l’on atterrit à Palerme, aussi différents que soient ces deux villes et les pays auxquelles elles appartiennent, nous ne changeons pas de monde. Il y a véritablement entre les Européens un poids de l’histoire, des cultures, de la pratique des religions qui font que nous avons quelque chose de profondément commun au-delà des différences de langues.
Les débats autour de la guerre en Ukraine ont-ils raffermi cette communauté de destins, peut-être dans la meilleure perception des inquiétudes des pays d’Europe orientale à l’égard de la menace russe?
Il y a une meilleure compréhension de cette inquiétude, certainement. Mais au-delà même de cela, nous découvrons que nous avons un problème politique, militaire, diplomatique sur le continent que nous serons les seuls, au bout du compte, à pouvoir résoudre. Imaginons que, demain, Donald Trump ou une autre personnalité partageant ses idées soit élu à Washington. L’engagement des Etats-Unis dans la défense de l’indépendance ukrainienne deviendrait considérablement moindre. En revanche, si nous analysons la situation dans les capitales européennes, à part Viktor Orban – quand il rentre à Budapest, parce que lorsqu’il est à Bruxelles, il vote comme tout le monde –, quelles que soient les couleurs politiques, quelles que que soient les traditions historiques et culturelles, nous sommes tous unis face à cette agression parce que nous en sentons bien les dangers, pour l’Ukraine et pour nous tous.
Le régime russe et Vladimir Poutine ont atteint un degré d’usure qui s’est précipité depuis l’hiver 2022.
Le pouvoir de Vladimir Poutine a-t-il été réellement menacé par la rébellion d’Evgueni Prigojine et du groupe Wagner?
Je ne le sais pas plus que quiconque. Ce que je crois savoir, c’est que le pouvoir de Vladimir Poutine, avant même l’échec de son agression contre l’Ukraine, était beaucoup plus faible que ce qu’on croyait généralement. Ce régime et cet homme ont atteint un degré d’usure qui s’est précipité depuis l’hiver 2022, mais qui était déjà patent bien avant. Aujourd’hui, le poids de Vladimir Poutine s’affaiblit de jour en jour. La rébellion ou le mystère de cet étrange samedi 24 juin d’Evgueni Prigojine l’a souligné d’une manière stupéfiante. Le même homme que Vladimir Poutine dénonçait, au début de cette journée, comme un traître qui avait donné à la Russie un coup de couteau dans le dos, se retrouvait au Kremlin quelques jours plus tard pour des négociations avec lui, ce qui signifiait que le rapport de force entre les deux hommes n’était pas si évident que cela. Vladimir Poutine était obligé de négocier avec Evgueni Prigojine. Et celui-ci est toujours libre de ses mouvements alors que la Russie est un pays en guerre et que dans ce contexte, organiser une tentative de sédition contre le pouvoir et marcher avec des forces armées vers la capitale, relève des tribunaux militaires et, généralement, du peloton d’exécution.
Même affaibli, Vladimir Poutine ne réussit-il pas à instrumentaliser la dénonciation de l’accord céréalier en se donnant le «beau rôle» au sommet Russie-Afrique aux yeux des pays africains?
Ce sommet n’est pas un succès si évident pour Vladimir Poutine. Les pays africains, évidemment, n’ont aucune raison de rompre avec la Russie. D’abord, parce que l’histoire de la décolonisation et le soutien, à l’époque de l’Union soviétique, aux mouvements anticolonialistes pèsent dans les mémoires et, ensuite, parce que les Etats africains considèrent, et on peut parfaitement les comprendre, que la guerre en Ukraine est un conflit entre Européens qui ne les concerne pas directement et qu’ils doivent tirer leur épingle du jeu en restant équidistants des démocraties occidentales et de la Russie ainsi que de la Chine. Mais le soutien des pays africains à Vladimir Poutine a tendance à s’amenuiser depuis le début de la guerre et la rupture de l’accord céréalier ne garantit certainement pas le prestige de la Russie sur le continent africain. Il est frappant que le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi ait appelé publiquement Poutine à revenir à cet accord.
(1) La Nation européenne, par Bernard Guetta, Flammarion, 192 p.
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