Bernard Arnault, un redressement fiscal à un milliard d’euros
En juin dernier, le milliardaire français Bernard Arnault a payé une transaction pénale de 2,5 millions d’euros à la justice belge pour éviter un possible procès en correctionnelle, vraisemblablement pour fraude fiscale. En France, selon l’émission Pièces à conviction, il a fait l’objet d’un redressement qui avoisinerait le milliard d’euros.
C’est une des révélations majeures de l’enquête de l’émission Pièces à conviction diffusée mercredi 28 mars sur France 3 : Bernard Arnault, patron du groupe LVMH, l’homme le plus riche de France et quatrième fortune mondiale selon le magazine Forbes, a fait l’objet d’un redressement fiscal, en France, concernant sa domiciliation fictive en Belgique de fin 2011 à 2013. Et le montant de ce redressement serait particulièrement salé puisqu’il avoisinerait le milliard d’euros. Des informations » formellement » démenties, dès le 26 mars, par le groupe de luxe, mais pas par Bernard Arnault lui-même.
» Il se trouve que s’agissant d’une personne connue et d’un volume financier important, j’ai eu connaissance de cette affaire, explique, dans le reportage, Christian Eckert, secrétaire d’Etat au Budget en France de 2014 à 2017. Est-ce que le fisc a pu et a utilisé les informations qui lui ont été fournies ? Ma réponse est oui. Les affaires fiscales ont donné lieu à régularisation et à pénalités comme il se doit en la matière. » L’émission révèle ainsi que les ennuis fiscaux de Bernard Arnault dans l’Hexagone trouvent notamment leur source en Belgique, dont l’administration fiscale a fourni des » informations » à Bercy, son homologue d’outre-Quiévrain.
Dior, Vuitton, Guerlain, Moët Hennessy… : Bernard Arnault doit l’exceptionnelle prospérité de son groupe à son insatiable appétit de conquête. Son talent pour racheter des entreprises et les restructurer a bâti sa fortune. Mais s’il est aujourd’hui à la tête d’un patrimoine estimé à près de 58 milliards d’euros, il le doit aussi à sa maestria pour l’optimisation fiscale. Intitulée » Bernard Arnault, l’art de payer moins d’impôts « , l’enquête de Pièces à conviction réalisée par la journaliste Stenka Quillet décortique les nombreux stratagèmes mis en place par le milliardaire, son groupe et leurs conseillers fiscaux : montages financiers opaques, succession organisée hors de France, mécénat…
Un yacht « pour travailler »
A Paris, le patron de LVMH a créé et financé la fondation d’art contemporain Louis Vuitton, inaugurée en octobre 2014. Cette superbe vitrine pour Bernard Arnault le mécène est également une excellente opération pour l’entreprise LVMH : le groupe peut en effet déduire de ses impôts… 60 % des fonds investis dans la fondation.
En novembre 2017, le scandale des Paradise Papers – une fuite de données du cabinet d’affaires Appleby spécialisé dans les montages offshore – avait révélé que le yacht de Bernard Arnault appartenait à une opaque société maltaise. Le Symphony, un des plus grands yachts du monde (101 mètres de longueur), bat pavillon des îles Caïmans. Mais il est la propriété de Sonata Yachting Limited, boîte aux lettres créée en mars 2015 à Malte et qui était jusqu’il y a peu une filiale du groupe LVMH, contrôlé par Bernard Arnault. Résultat, ce bateau au prix faramineux de 130 millions d’euros n’entrait pas dans le calcul de l’impôt sur la fortune (ISF) du milliardaire, puisqu’il ne lui appartenait pas directement…
Le redressement fiscal de Bernard Arnault en France semble avoir notamment porté sur la propriété de ce yacht. » Je ne pense pas que ce soit le yacht de Bernard Arnault qui lui permette de faire des affaires, ce n’est pas vraiment un outil de travail ou alors ça me paraît assez curieux. Mais on voit bien là le mélange des genres qui est fait en matière d’utilisation des biens d’une entreprise et l’utilisation, à des fins privées, du patrimoine de l’entreprise « , commente l’ancien secrétaire d’Etat français dans le reportage.
Le paradis fiscal belge
L’enquête de Pièces à conviction fait surtout la part belle à l’exil fiscal belge de la première fortune de France et de son groupe. Plus du tiers de l’émission y est consacré. On y apprend notamment que le groupe LVMH possède, dans la Blue Tower, avenue Louise à Ixelles, 14 filiales totalisant 20 milliards d’euros d’actifs. Un montage destiné à exploiter la niche fiscale des intérêts notionnels, dénoncé dès 2012 par le député Marco Van Hees (PTB).
Pièces à conviction a sorti la calculette : ces 14 sociétés totalisaient un bénéfice de 411 millions d’euros en 2015 pour seulement 14 salariés. Entre 2008 et 2016, pour un bénéfice cumulé de 2,7 milliards d’euros, ces filiales ont payé en Belgique des impôts à hauteur de 83 millions. Soit un taux de 3 %. En France cet impôt aurait pu être dix fois plus élevé. Economie estimée : 800 millions. Il faut dire que chez LVMH, l’optimisation fiscale semble » industrielle » : en 2014, le groupe comptait 202 filiales dans des paradis fiscaux, selon un groupement d’ONG françaises.
En 2012, 60 % des actions de Bernard Arnault dans son groupe sont rassemblées en Belgique dans une holding familiale : Pilinvest. Le milliardaire a abrité cette holding dans une fondation : Protectinvest. Pour payer moins d’impôts sur sa succession ? Selon ses statuts, la fondation » a pour but désintéressé, à compter du décès de M. Bernard Arnault […] la protection des intérêts financiers et patrimoniaux des héritiers en ligne directe de M. Bernard Arnault « . Au décès du milliardaire, s’il est toujours résident français, ses héritiers devraient payer des droits de succession en France. Mais, d’après plusieurs spécialistes consultés par Pièces à conviction, les héritiers ne devraient pas payer d’impôt sur la succession en Belgique tant que leurs parts restent dans la fondation.
Quoi qu’il en soit, estime l’économiste Benoît Boussemart interrogé dans l’émission, la succession du milliardaire a démarré en août 2016 lorsque Pilinvest a été scindée en deux entités distinctes : Pilinvest Investissements et Pilinvest Participations : » Il sépare ainsi la nue-propriété de l’usufruit. La nue-propriété c’est ce qui donne le droit à ses enfants de gérer et donc de commencer la répartition de la succession. Par contre, il garde l’usufruit, ce qui donne les droits de vote (NDLR : et le droit de toucher des dividendes engendrées par ces actions). Donc c’est toujours lui qui est aux commandes, même si formellement il y a déjà une partie transmise aux enfants en termes de droits de succession. »
La vraie raison de la transaction
France 3 revient également sur la transaction pénale de 2,5 millions d’euros que Bernard Arnault a payée l’an dernier à la justice belge, une information révélée par Le Vif/L’Express le 22 mars. Dans son communiqué daté du 22 juin 2017, le parquet était resté très évasif sur les raisons justifiant une transaction d’un tel montant : » Une enquête a été ouverte par le parquet du procureur du Roi de Bruxelles en 2012 à la suite de la demande de naturalisation belge, puis de son retrait, par M. Bernard Arnault. Au terme de cette enquête […], le ministère public a proposé à M. Arnault de mettre un terme à l’action publique par la conclusion d’une transaction, sans aucune reconnaissance préjudiciable de culpabilité de sa part. Tout en réitérant ses contestations, M. Arnault a accepté cette proposition en juin 2017. »
L’enquête portait en réalité sur la domiciliation fictive de Bernard Arnault à Uccle, où l’homme d’affaires français a été officiellement domicilié du 20 décembre 2011 au 3 septembre 2013. Contacté par Le Vif/L’Express, John Crombez, alors secrétaire d’Etat (SP.A) en charge de la lutte contre la fraude fiscale, qualifie d' » invraisemblable » le montant de la transaction payée par Arnault pour une simple domiciliation fictive. Et suggère la vraie raison de cet exorbitant montant : l’ex-secrétaire d’Etat avait fait adopter en 2012, par la loi-programme du 29 mars, une nouvelle disposition antiabus fiscal. En clair, l’article 344 du Code des impôts sur les revenus avait été relifté pour lutter contre les montages artificiels destinés à éluder l’impôt. Un article entré en vigueur le 1er juin 2012. » Toutes les constructions fictives utilisées pour payer moins d’impôts en Belgique sont désormais considérées comme de la fraude fiscale et non plus comme un simple « évitement » fiscal « , nous explique John Crombez en référence à l’évitement licite de l’impôt, appelé aussi » choix de la voie la moins imposée « . Les sanctions sont donc celles réprimant la fraude fiscale, qui peut être poursuivie administrativement par le fisc ou pénalement par la justice. » La domiciliation fictive de Bernard Arnault est considérée, selon cette loi antiabus, comme une construction destinée à ne pas payer d’impôts ou à en payer moins. » Il s’agirait là du vrai motif de la transaction. » Je ne peux pas le confirmer car c’est l’Inspection spéciale des impôts et la justice qui ont traité le dossier, poursuit Crombez, mais c’est l’hypothèse la plus probable pour expliquer le montant exorbitant de la transaction pénale payée par M. Arnault. »
Par ailleurs, un document que nous publions indique sans la moindre ambiguïté que Bernard Arnault a rentré une déclaration fiscale en Belgique le 28 juin 2012 au contrôle des contributions d’Uccle 2 pour l’exercice d’imposition 2012 (revenus de 2011).
Deux impositions successives
On y voit qu’il y a eu deux impositions successives pour cet exercice, comme l’indiquent les deux numéros d’article 630500180 et 633400787. L’entourage du milliardaire avait déclaré en 2014 au magazine Complément d’enquête (France 2) que Bernard Arnault avait payé 13 000 euros d’impôts en Belgique pour des revenus perçus dans le royaume en 2011. Entre le 20 et le 31 décembre, donc, puisqu’il ne s’est domicilié à Uccle que le 20 décembre 2011. Ces 13 000 euros devraient correspondre au premier numéro d’article que l’on peut voir sur le document. Le second numéro correspondrait-il, lui, à un redressement fiscal ?
» Je l’ignore, déclare John Crombez. Je sais juste qu’une partie du gouvernement souhaitait trouver une solution pour Bernard Arnault, et qu’elle n’était pas très heureuse des déclarations que j’avais faites dans la presse. » L’ancien secrétaire d’Etat, qui vise ici le MR, avait déclaré au quotidien De Tijd, en décembre 2012, que » si Bernard Arnault travaille en Belgique avec de véritables sociétés boîtes aux lettres, nous devons le signaler au fisc français « . Ce qui fut fait. Et a valu à Bernard Arnault de payer près d’un milliard.
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