Bataille des Ardennes : « Les GI’s aussi ont commis des crimes de guerre »
Dans un livre richement documenté, l’historien britannique Antony Beevor raconte la Bataille des Ardennes. Grâce à ses nombreuses recherches, il multiplie les points de vue et éclaire aussi les zones d’ombres, bavures et crimes de guerre… Commis dans les deux camps.
Six semaines de lutte à mort dans la neige, le brouillard et le froid, 80 000 soldats américains mis hors de combat, à peu près autant du côté allemand : la Belgique a été, du 16 décembre 1944 au 4 février 1945, le théâtre d’une guerre totale, avec tirs d’artillerie, bombardements, affrontements acharnés, snipers, 5e colonne, massacres de prisonniers, cadavres piégés, pénurie de vivres, amputations à la chaîne, représailles contre les civils… Dans son nouveau livre, Ardennes 1944, l’historien britannique Antony Beevor apporte un éclairage inédit sur le coup de poker de Hitler, offensive qui a sonné, il y a septante ans, le glas du IIIe Reich. Considéré comme l’un des plus grands spécialistes de la Seconde Guerre mondiale, l’auteur a reçu de nombreux prix pour ses ouvrages sur Stalingrad, le débarquement en Normandie, la chute de Berlin. Traduits dans une trentaine de langues, ses livres se sont vendus à plus de 6 millions d’exemplaires.
Comme dans ses ouvrages précédents, Beevor excelle à multiplier les points de vue. Son récit alterne les niveaux politique, stratégique, tactique et individuel. Bien documenté, il raconte la bataille des Ardennes telle que l’ont vécue les états-majors, les officiers sur le terrain et les hommes du rang, des deux côtés, sans oublier les civils. Les actes de lâcheté, de désespoir et de cruauté ne sont pas passés sous silence. L’auteur ne porte pas pour autant de jugement moral sur les protagonistes et reconnaît volontiers que les conditions de la bataille poussaient aux excès.
Le Vif/L’Express :De nombreux historiens ont écrit sur la bataille des Ardennes. Tout n’avait-t-il pas déjà été raconté et analysé ?
Antony Beevor : La plupart des chercheurs se sont focalisés sur les aspects militaires. Pour ma part, j’ai tenu à évoquer également les souffrances des civils. J’éclaire aussi les zones d’ombres, bavures et crimes de guerre commis dans les deux camps. Ce livre est l’aboutissement de trois ans de recherches et d’écriture. Je me suis rendu sur le terrain, dans la forêt de Hürtgen, à l’est de la frontière belgo-allemande, zone de passage pour l’offensive des Ardennes défendue férocement par les Allemands pendant plus de trois mois. Grâce à des amis belges, j’ai visité les environs de Celles où la 2e panzer division, fer de lance de l’attaque, a été écrasée, et les lieux où la 116e panzer division a combattu. Surtout, j’ai consulté des milliers d’archives aux Etats-Unis et en Allemagne. Au Royaume-Uni, j’ai passé trois mois à éplucher les retranscriptions des conversations des militaires allemands faits prisonniers et mis sur écoute dans les centres de détention anglais. Pour un historien, ces conversations valent de l’or. Elles donnent des informations précieuses sur l’état d’esprit des officiers allemands à la fin de la guerre.
Quel était cet état d’esprit ?
On sait que la plupart des généraux allemands étaient profondément sceptiques quant aux chances de réussite de l’opération lancée dans les Ardennes. Les généraux von Rundstedt et von Manteuffel sont sans illusion et le général Model considère cette offensive comme la plus mal préparée de la guerre. Même le général SS Sepp Dietrich se montre cynique. En revanche, les jeunes officiers et sous-officiers, surtout ceux de la Waffen-SS, veulent désespérément croire à la réussite, à une reprise de la Belgique, de Paris et même de la côte Atlantique. Ils rêvent de vengeance après la destruction des villes allemandes, bombardées par les Anglo-Américains. Ils savent qu’une défaite signifierait l’invasion du pays par l’Armée rouge, la destruction de leurs foyers.
Hitler sacrifie ses meilleures unités dans l’offensive de l’hiver 1944-1945. Qu’est-ce qui le pousse à jouer ainsi son va-tout ?
L’idée lui est venue la deuxième semaine de septembre 1944, alors qu’il est cloué au lit par une jaunisse. Certains de ses conseillers lui suggéraient de rechercher une solution politique, mais le Führer était bien décidé à ne jamais négocier. Il se persuadait que l’alliance « contre-nature » entre les pays capitalistes et l’Union soviétique finirait par se disloquer. Dans ses calculs, une grande offensive était la seule carte à jouer plutôt que de rester coincé dans des batailles défensives à l’est et à l’ouest. Sur le front est, une attaque concentrée avec 32 divisions risquait d’être absorbée et étouffée par l’Armée rouge. En revanche, à l’ouest, pousser deux armées de panzers vers Anvers aurait pu, selon le Führer, scinder les Alliés occidentaux, éliminer les Canadiens de la guerre, voire les Britanniques par un « nouveau Dunkerque ». Donc, en finir avec la menace qui pesait sur les industries de guerre de la Ruhr.
Pourquoi planifier la percée dans les Ardennes ?
Hitler a choisi ce secteur car les troupes américaines y étaient clairsemées. L’Eifel et sa forêt épaisse, du côté allemand de la frontière, permettaient aux troupes et aux chars de se cacher de l’aviation anglo-américaine. Tout dépendrait de l’effet de surprise et de la lenteur de la riposte des Alliés. Le Führer supposait, à tort, qu’Eisenhower devrait consulter ses maîtres politiques et les autres commandants alliés, ce qui pouvait prendre plusieurs jours. On a souvent dit et écrit que les Alliés ont été pris par surprise dans les Ardennes. En réalité, ils n’ont pas manqué de bribes d’informations qui, rassemblées, auraient dû révéler les intentions allemandes. Dès le début, le secret total ordonné par Hitler n’a pas été respecté. Le bruit d’une offensive en préparation a même circulé parmi les officiers supérieurs allemands dans les camps britanniques de prisonniers de guerre. Ces informations capitales n’ont pas été prises au sérieux. Les Alliés pensaient que leur supériorité aérienne et la pénurie de carburant côté allemand les mettaient à l’abri d’une opération de grande ampleur. On peut parler d’un échec du renseignement.
Dans votre livre, vous insistez sur la sauvagerie des affrontements dans les Ardennes, bataille implacable que vous comparez à celle de Stalingrad sur le front est. Pourquoi une telle violence ?
Le 12 décembre, quatre jours avant l’offensive allemande, Hitler avait prévenu ses généraux que l’attaque devait être exécutée avec la « plus extrême brutalité ». « Une vague d’effroi et de terreur doit précéder les troupes. » Le dessein était de convaincre les Alliés que l’Allemagne ne se rendrait jamais. Mais cette importation à l’ouest de la violence terrifiante du front de l’est n’a pas entraîné la panique générale et l’effondrement attendus. Elle a plutôt suscité une masse critique de résistance, une détermination à continuer le combat, même en étant cerné. Alors que des unités allemandes attaquaient en hurlant et en sifflant, des compagnies isolées américaines ont défendu des carrefours et villages-clés des Ardennes belges envers et contre tout. Leur sacrifice a fait gagner le temps nécessaire pour acheminer des renforts.
Vous signalez que des atrocités sont commises dans les deux camps…
Le carnage perpétré de sang-froid, le 17 décembre 1944, par le Kampfgruppe Peiper au carrefour de Baugnez, près de Malmedy, est bien sûr glaçant. Les historiens américains ont beaucoup écrit sur cette exécution de 83 GI’s par les Waffen-SS. En revanche, on cherche en vain dans les archives ou dans les récits américains des traces du massacre de Chenogne, au sud-ouest de Bastogne, où la 11e division blindée américaine, mal entraînée et salement amochée, s’est déchaînée sur une soixantaine de prisonniers allemands, le 1er janvier 1945. Si leur vengeance se distingue des exécutions de sang-froid de Baugnez-Malmedy, elle reste peu flatteuse pour leurs officiers. Le plus choquant, c’est que des généraux, à commencer par Bradley, ont ouvertement approuvé l’exécution de prisonniers en représailles. De telles exécutions ont été rapportées par des soldats, questionnés dans le cadre de rapports individuels de combat. Pour autant, il n’y a jamais eu des suites judiciaires. Trop embarrassant !
Les tueries aveugles de civils, lors de la bataille des Ardennes, ne sont-elles pas encore plus écoeurantes ?
Les Waffen-SS et certaines unités de la Wehrmacht ont, en effet, passé à plusieurs reprises leur rage de vaincus sur des innocents. Les pires ont été les éléments qui vivaient dans l’obsession de se venger des activités de la Résistance belge en septembre 1944, lors du repli allemand sur la ligne Siegfried. Côté américain, des soldats ont tué des civils belges et luxembourgeois par erreur ou parce qu’ils les soupçonnaient d’appartenir à la 5e colonne dans une région où une partie de la population germanophone gardait une certaine sympathie pour le régime nazi. Mais, dans l’ensemble, les GI’s ont fait montre d’une grande compassion à l’égard des civils pris au piège de la bataille. Le bilan des pertes civiles belges aurait été beaucoup plus lourd si l’armée américaine n’avait pas évacué du front la majorité des villageois dès octobre 1944. Elle craignait que des Belges de langue allemande transmettent à l’armée allemande des informations sur les positions des forces américaines dans l’est de la Belgique.
Les combats ont néanmoins coûté la vie à 3 000 citoyens belges et grand-ducaux. Pourquoi tant de pertes civiles ?
Les historiens ont négligé un terrible paradoxe propre à la guerre au XXe siècle : pressés de limiter le nombre de victimes dans leurs rangs après le bain de sang de la Première Guerre mondiale, les chefs des démocraties occidentales ont largement eu recours aux obus d’artillerie et aux bombes larguées par les avions. De ce fait, les victimes civiles ont été bien plus nombreuses. Les bombes incendiaires au phosphore, notamment, ont été, lors de la bataille des Ardennes, une arme américaine de destruction massive et aveugle. Elles brûlaient les chairs des hommes et du bétail et empoisonnaient la terre. On estime qu’un tiers des 3 000 civils belges et luxembourgeois tués ont perdu la vie à cause des raids aériens alliés, qui ont fait aussi des centaines de victimes parmi les troupes américaines au sol. C’est ce qu’on appelle les dommages collatéraux.
Vous analysez aussi les conséquences de la bataille sur les relations entre Alliés.
Si la campagne des Ardennes se termine sur un triomphe américain, elle se solde par une défaite politique britannique. Montgomery avait été placé par Eisenhower à la tête d’une partie des troupes américaines lors du déclenchement de la bataille, mais l’attitude égocentrique du Field Marshal et la campagne de soutien à sa cause de la presse britannique, en janvier 1945, ont nourri une anglophobie effrénée aux Etats-Unis, et plus encore parmi les officiers supérieurs américains en Europe. Churchill, soucieux d’apaiser les relations anglo-américaines, doit bien reconnaître publiquement que les troupes US ont assumé presque tous les combats dans les Ardennes et essuyé la quasi-totalité des pertes alliées. Sitôt franchi le Rhin, « Monty » s’est retrouvé sur la touche et il n’est plus tenu aucun compte des conseils britanniques. Onze ans plus tard, au moment de la crise de Suez, Eisenhower, alors président des Etats-Unis, n’a pas oublié la « perfidie » britannique. D’où, très probablement, les pressions économiques américaines sur Londres qui conduisent au retrait des forces franco-britanniques d’Egypte.
Ardennes 1944. Le va-tout de Hitler, par Antony Beevor, Calmann-Levy, 568 p.
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