La victoire de Donald Trump dans l’Iowa annonce sa désignation comme candidat républicain à l’élection présidentielle. © getty images

Bari Weiss (The Free Press) : «La majorité des Américains s’identifient au centre, pas à Trump»

Maxence Dozin
Maxence Dozin Journaliste. Correspondant du Vif aux Etats-Unis.

Auparavant employée aux pages opinion du New York Times, la journaliste Bari Weiss déplore la polarisation aux extrêmes, que confirme la victoire de Trump dans l’Iowa.

La journaliste américaine Bari Weiss, 39 ans, a quitté le New York Times, le grand quotidien américain de gauche, en 2020, lassée du peu d’espace que le journal accordait aux opinions «alternatives». Dans sa lettre de démission, elle rappelait qu’elle avait justement été engagée pour «laisser la possibilité à des personnes qui autrement n’auraient pas accès à la section “opinions” de faire leur apparition dans les colonnes du quotidien: des écrivains novices, des centristes, des conservateurs». Face à un establishment de gauche au sein du journal rétif à des idées plus conservatrices, elle a fini par claquer la porte. Elle a, depuis, fondé son nouveau média, The Free Press, et créé un podcast, Honestly with Bari Weiss, dans lequel elle laisse la parole aux hommes et femmes de tous bords. Tour d’horizon de la scène politique américaine qui vient d’inaugurer une nouvelle campagne électorale présidentielle avec la victoire de Donald Trump (51%) lors des primaires républicaines dans l’Iowa, devant, petite surprise, Ron DeSantis (21,2%) et Nikki Haley (19,1%).

Quelles étaient les impératifs derrière votre engagement au New York Times, et en quoi n’ont-ils pas été respectés?

L’incapacité à prévoir la victoire de Donald Trump en 2016 a constitué un raté de taille pour le journal, qui n’est pas parvenu à anticiper le fait que l’électorat avait changé, et était mécontent. A la suite de cet échec, la direction a décidé de m’engager, en qualité d’ancienne journaliste du Wall Street Journal (NDLR: un quotidien de droite) pour favoriser plus de diversité au sein des pages d’opinion du journal, les fameuses «Op-Ed». Mais comme je l’ai dénoncé dans ma lettre de démission, les leçons qui auraient dû être tirées de l’élection, l’urgence de rentrer en empathie avec les «autres Américains», la nécessité de résister à un certain esprit clanique d’un point de vue intellectuel, et l’importance de l’échange libre des idées au sein d’une société démocratique, n’ont pas été apprises. A la place, un nouveau consensus a émergé au sein du journal: la vérité ne résulte pas d’un processus de découverte collective, mais est un dogme «tout fait» connu par un nombre restreint d’individus qui se donnent pour mission d’informer le reste de la population. C’est une situation inquiétante, qu’on retrouve d’ailleurs à gauche comme à droite.

Bari Weiss, journaliste, fondatrice de The Free Press.
Bari Weiss, journaliste, fondatrice de The Free Press. © getty images

Vous avez donc choisi de monter votre propre média, The Free Press. Pourquoi?

Je pense que plutôt que tomber dans la sinistrose, les gens du centre doivent prendre le taureau par les cornes et faire en sorte de proposer aux électeurs un panel varié de points de vue. Tous les humains possèdent des talents propres. Notre conscience, particulièrement en temps de crise, nous impose d’utiliser ceux-ci pour essayer d’amener de la positivité autour de nous dans un esprit constructif et rigoureux. C’est ce que j’ai essayé de faire avec mon nouveau média. Cette décision est aussi l’expression d’une certaine forme d’esprit américain, positif, tourné vers l’avenir.

Existe-t-il encore des personnes désireuses de favoriser le dialogue entre la droite et la gauche?

La montée des extrémismes politiques et l’effondrement concomitant du centre est en effet très inquiétant, et pas seulement aux Etats-Unis. Cette situation a constitué la raison principale de ma décision de lancer un nouveau média. Je sens que la majorité des Américains s’identifient au centre. Or, on ne leur propose pas de sources d’information qui reflètent une vraie diversité d’opinions. On l’observe en télévision, avec le côté propagandiste de Fox News et le parti pris des présentateurs vedettes de MSNBC (NDLR: la grande chaîne d’information de gauche).

L’innovation a toujours été une des grandes forces de l’esprit collectif américain.

Cette situation se reflète-t-elle aussi en politique? On a l’impression que les deux grands partis sont dans l’impossibilité de présenter des nouveaux candidats crédibles.

Absolument. Le choix qui s’offre aux électeurs des deux camps et aux indécis est assez déprimant, entre d’un côté Donald Trump et de l’autre Joe Biden, dont, objectivement, les meilleurs jours sont derrière lui. Mais il n’y a pas de relève. Le Parti démocrate est incapable de proposer une nouvelle génération de leaders désireux et surtout capables de l’assurer. En tout état de cause, les deux bords politiques aux Etats-Unis sont en crise profonde, versent dans un certain nihilisme et ne parviennent plus à proposer à leurs électeurs une vision porteuse, préférant se concentrer sur des problèmes sources de dissensions comme les facteurs identitaires qui, même si je ne doute pas de leur importance dans le débat public, paraissent tout de même surexploités.

Etes-vous inquiète pour l’avenir des Etats-Unis?

Je ne peux qu’observer qu’en l’espace de deux décennies, tout ce que d’aucuns considéraient comme acquis dans le pays est remis en question. Les rêves et les objectifs que j’avais lorsque j’avais 20 ans – j’en ai 39 ans maintenant – ont été chamboulés. Où allons-nous vivre? A quel endroit enverrons-nous nos enfants à l’école? Autant de questions qui, par le passé, ne faisaient pas l’objet d’une anxiété particulière. Beaucoup de gens pensent que le déclin de l’Amérique est inévitable et déjà en route, comme si l’Empire, comme certains aiment à l’appeler, après avoir connu une phase de maturité devait subir une phase de déclin quasi organique comme les autres empires en ont vécu. Autant la droite que la gauche surfent sur cette vague de catastrophisme. Je rejette cette approche avec vigueur.

Vit-on une période postmatérialiste, où les gens «éduqués» sont dans une situation de confort qui les pousse à concentrer leurs énergies sur des questions éminemment identitaires, au risque de nourrir des conflits?

Il semble bien. Voici quelques mois, nous avons proposé à nos lecteurs un article qui pointe du doigt un grand paradoxe. Il y a de nos jours aux Etats-Unis, et plus largement dans le monde occidental, un nombre inédit de manifestations en tout genre, alors que, paradoxalement, nous vivons dans des conditions matérielles dont nos ancêtres n’auraient même pas pu rêver. On ne peut s’empêcher de trouver cette situation intrigante. D’une manière générale, je souscris à l’idée que les êtres humains ont un besoin viscéral de consacrer leurs énergies à quelque chose de plus grand qu’eux, que ce soit dans le domaine de la religion, de la spiritualité ou des idées. Il semble que nous sommes dans une ère où les questions identitaires sont devenues une raison de vivre pour beaucoup, comme celle d’utiliser les bons pronoms pour s’adresser à quelqu’un. Est-ce une raison valable de se battre? Je ne sais pas si c’est quelque chose de très constructif. Walter Russell Mead, un universitaire de Yale qui écrit dans le magazine Foreign Affairs, estime que nous sommes passés d’une période de postguerre, que certains ont appelé la fin de l’histoire, à une période de préguerre, où un ensemble de signes laissent penser à l’avènement de nouvelles crises et de nouveaux conflits.

Le fait que la majorité des jeunes Américains désirent être influenceurs est assez affligeant.

En temps de crise, beaucoup semblent vouloir croire à des solutions miracles. Donald Trump présente-t-il ce profil de «sauveur» providentiel?

Beaucoup de gens, faute de pouvoir ou d’avoir le courage d’affronter leurs propres problèmes, préfèrent projeter ceux-ci sur le monde extérieur et souscrire à des théories, le wokisme par exemple, ou plonger de tout leur être vers des figures qu’ils pensent providentielles, type Donald Trump. Ils le font souvent avec l’énergie de la rage ou du ressentiment, estimant que «l’autre camp» est à l’origine de la crise. C’est un calcul délicat. Mais si ce penchant n’est pas nécessairement négatif en soi, il est certain qu’il est souvent exploité par des personnalités qui se profilent comme des «sauveurs». Certains surfent sur le religieux.

Quel importance a le phénomène religieux aujourd’hui aux Etats-Unis?

Je suis de confession juive, issue d’un pays où la croyance a toujours été historiquement centrale. Pour moi, la foi en quelque chose de «plus grand» participe à créer du lien, à souder, à s’interroger de manière constructive sur sa propre identité, sur son propre désir d’être en symbiose avec le monde qui nous entoure. Les figures pseudo-prophétiques dont nous parlions ne sont pas automatiquement issues du monde religieux. Car le besoin de faire sens est tel que chacun cherche un credo, y compris hors du monde religieux. C’est un signe des temps. Lorsque j’étais adolescente, il existait aussi une vague «intello» représentée par des personnalités issues de la mouvance des «nouveaux athées», dont Richard Dawkins que beaucoup voyaient comme une sorte de messie de la rigueur intellectuelle. Il y a aux Etats-Unis une fascination pour ce type de personnages. Toutefois, je ne suis pas certaine que ce soient là des individus qui proposent une vraie valeur ajoutée pour le vivre-ensemble.

Fox News, symbole parmi d’autres de la radicalisation de la société américaine.
Fox News, symbole parmi d’autres de la radicalisation de la société américaine. © getty images

Cette appétence pour des figures providentielles refléterait-elle la quête d’un nouveau cap, qui ne serait pas encore identifié?

Oui. Ceci est de mise en matières tant politique que culturelle. Nous sommes dans une phase de flou. Le fait que la majorité des jeunes Américains désirent être influenceurs, selon un sondage paru en 2023, est assez affligeant, et interroge sur la capacité de notre modèle de civilisation à continuer à produire des individus qui cherchent une certaine forme d’excellence, ou du moins cherchent à contribuer de manière constructive à l’effort commun.

Les pouvoirs publics doivent-ils légiférer pour limiter les dommages éventuels causés par l’exposition des jeunes aux nouvelles technologies?

Non. Je suis une capitaliste convaincue, et donc partisane d’un certain «laissez-faire» dans ce domaine, car je suis sceptique sur l’utilité de l’intervention du monde politique dans la vie de la collectivité. Les gens doivent prendre leurs responsabilités sur l’utilisation qu’ils font d’outils qui peuvent se révéler des alliés autant que des traîtres. Ils peuvent constituer des vecteurs de connectivité merveilleux ou pousser les gens au repli, notamment pour les plus jeunes, davantage enclins à se comparer les uns aux autres. A Free Press, nous avons su tirer le meilleur parti de médias sociaux comme Instagram, qui peuvent être des outils fantastiques pour se faire connaître. Il faut vivre avec son temps. Il n’empêche, sur un plan global, les nouvelles technologies représentent un grand danger, celui de couper les gens de la réalité. On le voit aujourd’hui aux Etats-Unis, où tant d’indicateurs d’une vie collective florissante sont en berne, notamment en matière de sexualité: repli sur soi, recours grandissant à la pornographie, baisse drastique des rapports sexuels. Mais je ne pense pas qu’il appartient aux pouvoirs publics de légiférer sur ce genre de questions. Il faudrait une sorte de contre-révolution culturelle contre le recours excessif aux écrans. Certains l’appellent de leurs vœux. D’aucuns pensent qu’elle est déjà en marche.

Il est d’ailleurs assez cocasse d’observer que certaines des personnalités les plus en vue du monde de la technologie prennent elles-mêmes, lorsqu’elles le peuvent, leurs distances avec elle.

Absolument. Je pense que cela en dit long sur le caractère pernicieux de ces nouvelles technologies, et sur le fait que ceux qui les promeuvent ne sont pas dupes des dangers liés à leur utilisation.

Les modèles américains et européens se distinguent-ils dans leur appréhension de l’innovation?

L’innovation a toujours été une des grandes forces de l’esprit collectif américain. Elle participe d’un des penchants humains les plus nobles qui soient. Le fait de se dépasser, d’explorer, d’aller vers l’inconnu. Ces valeurs sont tenues en haute estime par les Américains. Les Européens sont peut-être plus circonspects sur cette question. La façon dont un personnage comme Elon Musk est considéré sur les deux continents est assez frappante. Aux Etats-Unis, il est admiré pour ses qualités d’entrepreneur et de leadership. Qu’en est-il en Europe?

Sans doute est-il admiré par le milieu des affaires, mais décrié par ceux qui pensent que l’urgence de l’humanité n’est pas d’aller explorer Mars…

Tout est dit. L’un n’empêche pas l’autre. Le monde a besoin d’innovateurs et d’entrepreneurs. Ils contribuent à faire avancer l’humanité. Nous, Américains, sommes des explorateurs. C’est dans notre nature.

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