Axel Honneth
Pour Axel Honneth, les travailleurs sont trop souvent empêchés par des contraintes économiques et sociales de participer aux débats publics. © Jüergen Bauer/SV

Axel Honneth, philosophe: «Les travailleurs sont trop souvent empêchés de participer aux débats publics»

Travail, démocratie, justice sociale: comment repenser leurs liens face aux fractures de nos sociétés? C’est à cette question qu’Axel Honneth, héritier de l’Ecole de Francfort, apporte une réponse engagée dans son dernier ouvrage, Le Souverain laborieux.

Ancien élève de Jürgen Habermas, Axel Honneth a marqué les sciences sociales par sa théorie de la reconnaissance, explorant les formes de respect et d’estime qui fondent notre expérience de la liberté et du vivre-ensemble. Directeur de l’Institut de recherche sociale de Francfort jusqu’en 2018, il est également professeur à Columbia University, où il continue d’ouvrir de nouvelles pistes pour penser la justice sociale. Avec Le Souverain laborieux, le philosophe poursuit son engagement en articulant travail et démocratie, déployant une réflexion engagée sur les conditions de travail qui entravent l’exercice d’une pleine citoyenneté démocratique. Pour lui, les «travailleurs», cœur du «demos» dans nos démocraties, sont trop souvent empêchés par des contraintes économiques et sociales de participer aux débats publics. A travers ce livre, il plaide pour une «démocratisation du travail», qui passerait par une meilleure organisation de la division de celui-ci et par une revalorisation morale et culturelle des métiers essentiels.

A 75 ans, l’homme se prête rarement au jeu des médias. Cet entretien témoigne de l’exigence d’un penseur qui préfère le recul aux feux éphémères de l’actualité.

Qu’entendez-vous par l’expression «souverain laborieux»?

L’idée derrière ce titre est relativement simple: les personnes que nous considérons comme souveraines dans les démocraties, c’est-à-dire le peuple, sont en grande majorité des membres de la population active, des personnes qui chaque jour doivent gagner leur vie. En conséquence, ils sont souvent confrontés à davantage d’obstacles pour exercer leurs droits politiques que d’autres groupes, moins préoccupés par la nécessité de subvenir à leurs besoins. Mon livre traite de ce que ces conditions de travail requièrent pour permettre à chaque membre de ce «souverain laborieux» de faire pleinement usage de sa citoyenneté démocratique.

Quel genre d’obstacles empêchent le «peuple travailleur» d’exercer pleinement cette citoyenneté?

L’intuition sous-jacente est qu’il existe des obstacles sérieux, souvent sous-estimés, dans l’organisation de la division du travail dans nos démocraties capitalistes. Identifier et analyser ces obstacles –qui vont de la dépendance économique au manque de temps pour s’engager démocratiquement, en passant par le sentiment d’être dévalorisé pour un travail perçu comme peu qualifié– constitue l’une des tâches principales de mon livre. L’autre consiste à rechercher des remèdes, à travers une «démocratisation du travail», qui pourraient surmonter ces obstacles.

Justement. L’un des remèdes proposé est le «travail libre». C’est-à-dire?

J’utilise le terme «travail libre» comme l’opposé du travail forcé ou du travail servile. Le «travail libre» désigne ici une activité professionnelle exercée dans le cadre d’un contrat conclu entre un employeur et un travailleur, ce dernier recevant une rémunération convenue entre les deux parties. «Libre» renvoie ainsi au fait juridique présumé que ce travail est offert en échange d’un salaire par une personne supposée ne pas avoir été contrainte d’entrer dans cette relation contractuelle, mais l’ayant fait par choix.

Les grands sociologues du travail ont mis en garde contre cette conception de la liberté. L’héritier de l’Ecole de Francfort que vous êtes est bien placé pour le savoir…

En effet, comme Marx l’avait déjà souligné et Durkheim l’a confirmé par la suite, cette liberté contractuelle présumée est une illusion, voire une idéologie dans le cadre du marché du travail. Souvent, pour des raisons financières ou sociales, les travailleurs n’ont pas d’autre choix que d’accepter un contrat proposé par un employeur. En ce sens, ils ne sont pas véritablement libres de négocier les termes du contrat, mais y sont contraints. C’est pourquoi je parle parfois de «travail libre» dans un sens normatif, souvent en y ajoutant l’adjectif «véritable». Cela désigne les conditions sociales et économiques qui permettraient aux travailleurs d’être réellement libres d’entrer dans un contrat de travail, sans contraintes liées à des pressions économiques ou à un déséquilibre de pouvoir. Une telle liberté véritable constitue l’une des conditions essentielles, parmi d’autres, pour établir une division du travail propice à une société démocratique.

Comment mettre cela en pratique? Quels leviers peut-on mobiliser?

J’envisage deux leviers: l’un issu du marché du travail lui-même, l’autre extérieur à celui-ci. Le premier consiste à réformer le marché du travail dans le sens d’une démocratisation, en renforçant le pouvoir de codécision des travailleurs, en augmentant radicalement le salaire minimal, en encourageant davantage le travail en groupe et la répartition flexible et autodéterminée des tâches. Il s’agit aussi de revaloriser la véritable importance de certaines tâches pour le bien commun et de réduire le temps de travail pour les emplois particulièrement éprouvants. Ce ne sont que quelques exemples destinés à inciter les syndicats et les forces progressistes à réfléchir, imaginer et initier ces réformes. Le second concerne la redécouverte des expérimentations coopératives. Je pense notamment aux coopératives ouvrières qui ont vu le jour à grande échelle dans l’ex-Yougoslavie il y a environ 70 ans, ou aux modèles plus récents comme celui de la coopérative Mondragon au Pays basque espagnol. Ces exemples, où les travailleurs contrôlent et parfois possèdent leur entreprise, sont des sources d’inspiration. Ils pourraient nous inciter à élargir à nouveau le champ, dans l’industrie, les services et l’administration, où les travailleurs ont le pouvoir de déterminer leurs propres conditions de travail.

«Moins les travailleurs sont représentés par un mouvement ouvrier fort, plus les moments de révolte sociale deviennent rares.»

On pourrait vous objecter qu’il existe des séquences politiques où ce «souverain laborieux», malgré les contraintes, s’engage activement dans la vie publique. On pense, par exemple, en Belgique et en France, au mouvement des gilets jaunes, où l’on a lu la Constitution, discuté de politique, réfléchi collectivement…

Vous avez raison, de tels moments existent et ils étaient même bien plus nombreux dans le passé qu’à notre époque. Il serait absurde de prétendre que les travailleurs sont nécessairement incapables de se révolter contre l’ordre social établi à cause des contraintes et du sentiment d’impuissance découlant de leurs conditions de travail. Il arrive que les obstacles et les calamités causés par les conditions économiques et sociales soient ressentis si vivement que certains groupes considèrent que le contrat social implicite est rompu et estiment devoir faire entendre leur voix. L’exemple des gilets jaunes le montre clairement. Cependant, on pourrait dire que, moins les travailleurs sont représentés par un mouvement ouvrier fort, plus ces moments deviennent rares –et c’est ce qui semble se produire aujourd’hui. Ce vide de représentation politique est alors comblé –comme le philosophe Didier Eribon et d’autres l’ont bien montré– par des partis populistes de droite, qui parviennent à rediriger les frustrations et les angoisses des travailleurs contre d’autres cibles que les élites économiques, comme les réfugiés, les immigrés ou certains Etats soi-disant «ennemis». Ainsi, mon livre peut aussi être lu comme un plaidoyer pour la reconstitution d’un parti ou d’un mouvement politique capable d’assumer la responsabilité d’articuler et de représenter ces sentiments d’injustice, que je crois présents, mais latents, dans de nombreux secteurs de la population laborieuse. Ce que j’appelle une «politique démocratique du travail» se veut, dans une certaine mesure, un programme hypothétique pour un tel parti ou mouvement.

Le mouvement des gilets jaunes prouve qu’il serait absurde de prétendre que les travailleurs sont nécessairement incapables de se révolter contre l’ordre social établi. © GETTY

Dans le livre, vous semblez regretter que le projet d’amélioration des conditions de travail se heurte aujourd’hui à un contexte défavorable, où l’accent est mis sur des enjeux sociétaux et écologiques…

Ce que je veux dire, c’est que certaines questions sur la manière de mieux organiser la coexistence sociale ont pris le dessus dans l’opinion publique, au détriment des questions sur la structuration de la division du travail et l’amélioration des conditions de travail. Les préoccupations écologiques, pour de bonnes raisons, sont devenues prioritaires dans nos débats publics sur la réorganisation des processus de production et de consommation. La question urgente ici est de savoir ce qu’il faut faire pour empêcher une destruction supplémentaire de notre environnement naturel, si l’espèce humaine veut continuer à survivre.

Vous parlez aussi de l’attention croissante pour les questions sociétales et celles qui touchent les minorités…

En effet, il y a aussi les préoccupations –du moins dans les démocraties libérales occidentales– concernant les conditions juridiques et politiques permettant à des minorités diverses, qu’elles soient religieuses, sexuelles ou culturelles, de vivre les formes de vie qu’elles ont librement choisies, sans humiliation ni oppression. Ces préoccupations sont très souvent regroupées sous le terme trompeur de «politiques identitaires». Ma crainte est que la question de l’amélioration des conditions de travail et de l’aide aux travailleurs pour exercer leurs droits politiques de participation démocratique soit totalement éclipsée par ces préoccupations pressantes. Le risque est alors que la classe ouvrière se sente complètement oubliée par ses représentants politiques et soit tentée de voter contre ses propres intérêts pour des partis populistes de droite, comme cela s’est récemment produit aux Etats-Unis. Il me semble donc nécessaire aujourd’hui de chercher un équilibre raisonnable, et non biaisé, entre ces trois préoccupations. J’admets cependant que la tâche est loin d’être simple.

Le revenu universel est souvent évoqué parmi les solutions avancées par certains économistes pour que les citoyens puissent s’investir dans la vie démocratique. Vous vous y opposez. Pourquoi?

Ce dispositif politique risquerait de transformer les citoyens en individus encore plus privatisés et isolés qu’ils ne le sont déjà aujourd’hui. Vous devenez un bénéficiaire passif d’un revenu probablement peu élevé et inconditionnel, un client sans lien profond avec la société dans laquelle vous vivez. L’inclusion dans la division du travail est aujourd’hui presque la seule source d’intégration sociale restante, car toutes les autres sources ont été épuisées ou sont considérées comme plutôt problématiques, voire dangereuses, comme la fierté nationale ou les sentiments de supériorité collective. Pour contrer les tendances actuelles à la privatisation et à l’isolement, à la désintégration de nos sociétés, ce dont nous avons besoin n’est pas une déconnexion du travail nécessaire, mais une amélioration radicale des conditions de travail existantes. Il faut que les gens puissent à nouveau trouver une satisfaction dans leur travail. Une division du travail juste, suffisamment démocratisée et négociée collectivement est le meilleur moyen de mettre en contact différents groupes et d’accroître l’esprit de solidarité dans une société –comme le sociologue français Emile Durkheim l’avait déjà compris.

Après la crise du Covid-19, de nombreux travailleurs, parfois occupant des postes prestigieux et bien rémunérés, ont choisi de ne pas retourner à leurs activités initiales, se tournant vers des emplois ayant davantage de sens. Ce phénomène a été appelé la grande démission. A votre avis, que dit-il de notre (nouvelle) relation au travail?

Je trouve ce phénomène difficile à évaluer, à condition qu’il soit suffisamment persistant et pas seulement un événement temporaire. Partons du principe qu’il s’agit d’un phénomène durable: alors il pourrait indiquer deux tendances très différentes. D’une part, cela pourrait montrer qu’un basculement culturel vers des biens et des valeurs immatériels, prédit il y a environ 30 ans, s’est enfin concrétisé. De plus en plus de personnes pourraient aujourd’hui accorder plus d’importance à la signification de leurs activités qu’à leur rendement financier –et peut-être que l’expérience d’une vulnérabilité profonde, due à une épidémie mondiale comme celle-là, a accéléré ce changement culturel. D’autre part, une interprétation alternative serait que cette tendance se manifeste uniquement dans certains pays occidentaux, où une partie importante de la population a accumulé suffisamment de richesse et de biens au cours des dernières décennies pour pouvoir choisir entre l’importance d’un travail et le rapport au bien-être global et à la satisfaction personnelle.

«Le revenu universel risquerait de transformer les citoyens en individus encore plus privatisés et isolés.»

Pourrait-on dire qu’ils recherchent aussi une reconnaissance, notion centrale dans votre œuvre? Dans un premier temps, pourriez-vous la présenter?

L’idée générale d’une théorie de la reconnaissance est que ce qui est normativement nécessaire pour que tout être humain puisse développer un sens de soi et une liberté d’autodétermination, ce sont différentes formes de reconnaissance sociale. Ces formes se manifestent notamment dans l’amour, le respect juridique ou l’estime sociale. Chacune de ces formes implique des obligations mutuelles différentes ou une «grammaire morale» interne distincte. Par exemple, dans l’amour, nous nous devons un engagement émotionnel réciproque envers le bien-être de l’autre et la réalisation sans réserve de ses besoins et désirs. Dans le respect juridique, nous nous devons un respect inconditionnel du mode de vie de l’autre, tant qu’il reste dans les limites fixées par les lois en vigueur.

Quelle place tient la reconnaissance dans votre nouvelle réflexion sur le monde du travail?

Nous nous devons une estime impartiale pour la contribution active que chacun apporte à la reproduction culturelle de la forme de vie que nous jugeons collectivement, en tant que communauté sociale, digne d’être préservée. Il est essentiel de souligner ici le terme «impartiale», car le système capitaliste tend à survaloriser les travaux hautement qualifiés et financièrement rentables, tout en dévalorisant les travaux essentiels comme nettoyer les rues et bâtiments, éduquer les enfants, soigner les malades ou travailler dans des conditions difficiles en agriculture pour produire notre alimentation quotidienne. Un véritable réajustement de notre système de valeurs existant, pour reprendre un terme de Nietzsche, serait nécessaire pour adapter notre estime sociale du travail à ce qui est réellement important et irremplaçable pour la maintenance active de notre système social. On pourrait même aller plus loin et dire que de nombreux types de travail effectués aujourd’hui, par exemple sur les marchés financiers ou dans le domaine juridique, ne sont en rien nécessaires à ce qui devrait être considéré comme réellement précieux et significatif pour la vie sociale que nous partageons.

En insistant sur les aspects moraux (reconnaissance, amour, mépris, considération), on pourrait vous reprocher de négliger les considérations matérielles concrètes (temps de travail, salaire, répartition des richesses, pénibilité, etc.).

La plupart de ce qui est souvent décrit comme des «nécessités matérielles» est, en principe, sujet à changement, dès lors que l’on reconnaît qu’elles ont pris leur caractère figé à cause de décisions antérieures qui, avec le temps, ont peut-être perdu leur crédibilité ou leur cohérence. Un exemple frappant est l’idéologie selon laquelle le travail de soin ne nécessite pas une rémunération élevée, car il serait facile à trouver sur le marché et ne demanderait pas de qualifications particulières. Nous savons désormais que cela était faux dès le départ: ce type de travail exige beaucoup d’énergie, d’efforts émotionnels et d’engagement, et aurait donc dû être rendu bien plus attractif, tant sur le plan financier que culturel, pour attirer suffisamment de personnes capables de le faire correctement. Un autre exemple est l’idéologie absurde selon laquelle un manager, en plus de son revenu annuel élevé, doit recevoir des bonus encore plus importants pour qu’une entreprise puisse prétendument attirer des personnes suffisamment qualifiées pour ce poste. Ce n’est certainement pas une «nécessité matérielle», mais bien une idéologie qui ne sert que les intérêts de ceux qui en profitent.

 

Bio express

1949
Naissance, à Essen (Allemagne).
1982
Docteur en sociologie à l’université de Berlin.
1992
Parution de son premier ouvrage majeur, Kampf um Anerkennung (La Lutte pour la reconnaissance, Folio essai)
1996
Professeur de philosophie sociale à l’université de Francfort.
2011
Professeur à l’université Columbia.
2015
Lauréat du prix Ernst-Bloch.

 

 

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