Place de la République, à Erevan, le 2 mai. © S. Grits/ap/sipa

Avec Nikol Pachinian comme Premier ministre, l’Arménie tente un pari national

En s’appuyant sur un élan populaire, Nikol Pachinian tente une révolution douce. Inédit dans l’espace postsoviétique.

Une révolte existentielle s’est levée en Arménie. A la grande différence des autres soulèvements populaires postsoviétiques, le mouvement qui emplit les rues d’Erevan depuis près d’un mois tient à la destinée même de cette nation enclavée, désormais peuplée de moins de trois millions d’habitants, qui cherche sa propre voie sans remettre en question les grandes lignes d’appartenance stratégique. Cette affirmation d’une destinée spécifique se veut fondamentalement démocratique au coeur même de la sphère d’influence dominée par la Russie autoritaire de Vladimir Poutine. Vingt-six ans après la proclamation de son indépendance, l’Arménie tente un pari national, celui de choisir ses dirigeants selon un schéma inédit.

Aucune remise en question du lien entre Erevan et Moscou

Cette révolte est née de façon évolutive, à partir du 13 avril dernier, de l’accumulation des manifestations de rue contre la concentration des prérogatives entre les mains du Parti républicain d’Arménie (HHK, Hayastani Hanrabedagan Koussagtsoutioun), qui régit toute la vie politique et a le soutien des principaux acteurs économiques, les oligarques proches de l’homme fort du pays. Le 17 avril, grâce à une modification de la Constitution fort opportune en 2015, le président sortant, Serge Sarkissian, atteint par la limite constitutionnelle de deux quinquennats successifs, est investi Premier ministre et doté de l’essentiel des prérogatives de l’exécutif par une majorité parlementaire largement acquise. Calqué sur l’échange de sièges entre Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev (de 2008 à 2012), ce tour de passe-passe attise soudain le feu qui couvait. En quelques jours à peine, le pouvoir du Parlement se voit concurrencé par celui de la rue.

Une population soudée scande le slogan  » Merjir Serjin !  » ( » Serge, dégage ! « ), tandis qu’un leader émerge de la foule : Nikol Pachinian, député du petit parti Yelk (neuf députés sur les 105 que compte le Parlement). De jour en jour, le flot populaire ne cesse de croître jusqu’à l’annonce, assez surprenante, de la démission de Serge Sarkissian, le 23 avril, accompagnée de mots inhabituels :  » Nikol Pachinian avait raison. Et moi, je me suis trompé.  » Il est probable que des voix dissidentes au sein du Parti républicain aient contraint Sarkissian à faire cette déclaration pour laisser une porte ouverte à Pachinian.

Le nouveau Premier ministre Nikol Pachinian, catalyseur de la révolte.
Le nouveau Premier ministre Nikol Pachinian, catalyseur de la révolte.© G. Garanich/reuters

« La révolution de l’amour »

Ce dernier, en tout cas, revendique très rapidement le poste de Premier ministre et, apparemment sûr de son fait, sollicite l’investiture du Parlement. Or, le mardi 1er mai, il n’obtient que 45 voix de députés en sa faveur (55 votes contre) – quand on sait que le Parti républicain d’Arménie dispose à lui seul de 58 sièges. Le soir même, Nikol Pachinian se déchaîne sur la place de la République, à Erevan, se plaint qu’on lui ait  » volé la victoire  » et promet un  » tsunami politique  » à travers une grève générale. Mais il ajoute, avec le souffle de ce mouvement :  » La révolution de l’amour et de la tolérance continue.  » Le mardi 8 mai, le Parlement semble l’avoir enfin entendu : il est élu Premier ministre avec le soutien de 59 députés.

L’homme qui tire son aura des rassemblements populaires n’est pas un inconnu. A 42 ans, il dispose déjà d’une solide expérience d’opposant, assortie d’un séjour derrière les barreaux interrompu par une amnistie. Nikol Pachinian est le catalyseur de la révolte ; il fournit au sentiment d’exaspération des foules un visage marquant, qui n’est pas banal. Barbu, la plupart du temps affublé d’un sac à dos, il porte le treillis d’un trekkeur qui gravirait le mont Ararat et emploie un langage volontiers décalé, allant jusqu’à exalter les bons sentiments, ceux qui parlent au bon peuple, plutôt que d’égrener son programme de gouvernement, à vrai dire assez dépourvu de propositions concrètes.

Peu importe, il est à la fois le porteur d’une aura – celle d’un homme qui se bat au nom des principes démocratiques depuis les affrontements consécutifs à la première élection de Serge Sarkissian, en 2008, qui firent alors dix morts – et le héraut d’une espérance – il a su braver le vieux système, pourtant parfaitement verrouillé, au nom des aspirations réformatrices de la jeunesse arménienne. Dans le feu de l’action, Pachinian se montre plutôt habile : il ne prend pas d’engagement chiffré et préfère mettre l’accent sur la fin de la corruption, la réduction des inégalités, la lutte contre les monopoles…

Son point fort reste son habileté à l’égard de la Russie. Il ne propose aucune remise en question du lien qui existe entre Moscou et Erevan, bien au contraire, il confirme les options stratégiques essentielles. A la différence des soulèvements populaires qui ont secoué la Géorgie lors de la révolution des Roses (fin 2003), puis l’Ukraine (fin 2013 et début 2014), l’Arménie ne s’inscrit pas dans un renouvellement politique sur fond de sentiment antirusse ; la contestation ne vise que la classe dirigeante au pouvoir depuis l’indépendance. Moscou a officiellement observé une forme de distance – tout en maintenant un contact étroit avec toutes les parties pour garder la main. Car l’Arménie reste très étroitement dépendante de la Russie.

Pachinian ne dérogera pas à la dose de sujétion incompressible pour un faisceau de raisons très pesantes : le conflit qui oppose depuis 1988 Bakou (Azerbaïdjan) à Erevan autour du Haut-Karabagh, dont l’indépendance a été consentie par Moscou en 1991, la présence d’une base militaire russe en Arménie (le long de la frontière avec la Turquie), l’appartenance à l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), placé sous la férule de la Russie, l’approvisionnement en gaz naturel russe, la présence de plus de deux millions d’Arméniens sur le territoire de la fédération de Russie, l’adhésion à l’Union économique eurasienne, voulue par Vladimir Poutine, notamment pour contrer l’accord d’union douanière proposé par l’Union européenne, point de départ de la crise ukrainienne… Il y a tout ce que Nikol Pachinian peut incarner et les pièges dans lesquels il ne veut pas tomber. C’est en cela que le cas arménien représente une première dans l’espace postsoviétique.

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