Au Rwanda, l’intouchable Kagame
L’ancien chef rebelle ne passe pas la main : il s’apprête à rempiler pour un troisième mandat, et reste l’homme fort d’un régime qui ne supporte aucune dissidence.
D’homme providentiel en 1994, Paul Kagame deviendra-t-il problème ? Contrairement à son homologue burundais, le président du Rwanda a réussi habilement à se profiler pour un troisième mandat à l’issue du scrutin du 4 août prochain. » Le peuple rwandais, dans son écrasante majorité, a voulu que j’effectue un septennat de plus « , ainsi s’exprimait-il à l’issue du référendum de 2015 approuvé à… 98 %. Aux yeux de l’opposition en exil, ce score stalinien est le résultat du matraquage politique et de la terreur idéologique qui dissuadent beaucoup de citoyens de voter autrement que pour le chef. L’ancien leader rebelle, qui détient le pouvoir depuis 1994, même s’il n’a été adoubé président qu’en 2000, pourrait en principe le garder jusqu’en… 2034. Il aura alors 77 ans.
Kagame a un jour reconnu que ce serait un » échec personnel » s’il ne trouvait pas de successeur en 2017 : » Cela voudrait dire que je n’aurais pas créé la capacité d’un Rwanda après moi « . En vingt-trois ans de pouvoir, il demeure l’homme fort du pays car il a échoué à bâtir des institutions fortes, à part son propre parti FPR (Front patriotique rwandais) et le holding étatique Crystal Ventures, qui a mis la main sur tous les secteurs de l’économie, du système bancaire jusqu’à la production de lait. Les autres partis, une dizaine, ne pèsent pas lourd. Tous sont regroupés au sein d’un Forum, dirigé par le FPR, et qui soutient Kagame. Pour écarter les partis qui gênent, l' » idéologie génocidaire » est régulièrement brandie comme prétexte.
Atmosphère oppressante
Les partisans de Kagame ont des arguments à faire valoir : c’est lui qui a ramené la sécurité en 1994, après que 800 000 Tutsi furent massacrés en quatre mois. C’est lui aussi qui a redressé le pays : taux de croissance moyen de 8 %, mortalité infantile en diminution, scolarisation quasi généralisée, égalité des genres, dynamisme entrepreneurial qui amènera Volkswagen à lancer, fin 2017, une usine d’assemblage de voitures hybrides. Les beaux immeubles de Kigali ne peuvent toutefois occulter la pauvreté endémique sur les collines, et même dans la capitale : » C’est du capitalisme sauvage ici, s’insurgeait un prêtre rencontré près de l’église Sainte-Famille. La richesse est loin d’être partagée, et les loyers sont inabordables pour la masse de gens astreints à de petits boulots dont ils peuvent se faire éjecter sans préavis. »
La modernisation du pays, et notamment de l’agriculture (90 % des emplois), est imposée d’en haut. Les citoyens n’ont d’autre choix que de suivre et se gardent bien de critiquer le système, même en privé, car le régime les contrôle de près. Autant le Rwanda est bien classé sur le plan du développement, autant il est relégué parmi les cancres mondiaux pour les libertés publiques. Journalistes, hommes politiques et défenseurs des droits humains » sont emprisonnés, agressés physiquement, contraints à l’exil ou réduits au silence, parfois même tués « , dénonce Amnesty, qui évoque l’assassinat, en mai dernier, de Jean Damascène Habarugira, un membre du parti non reconnu des Forces démocratiques unifiées (FDU), présidé par l’opposante emprisonnée Victoire Ingabire. L’homme avait été convoqué par les services de sécurité. Huit jours après, ils demandaient à sa famille de venir rechercher son corps.
Dans cette atmosphère oppressante, on en viendrait presque à oublier les challengers de Kagame au scrutin. La plus tenace était Diane Rwigara, fille d’un homme d’affaires belgo-rwandais assassiné dans des circonstances non élucidées. Mais elle s’est fait recaler pour avoir prétendument manipulé des signatures. Seul parti d’opposition reconnu, le Green Democratic Party a été autorisé à introduire la candidature de son leader Frank Habineza. Celui-ci continue d’exiger une enquête indépendante sur un autre assassinat : la décapitation, en 2010, du vice-président de son mouvement. Le troisième candidat, inconnu au Rwanda, est Philippe Mpayimana, un journaliste et poète réduit à faire campagne devant des assemblées faméliques. Le résultat est tellement acquis d’avance que l’Union européenne a renoncé à déployer une mission d’observation électorale.
Un « de Gaulle » africain ?
En Belgique, le leader rwandais peut compter sur le soutien de libéraux comme Alain Destexhe et Louis Michel, qui préside les » amis du Rwanda « . Mais aussi sur d’autres supporters comme l’avocat bruxellois Philippe Lardinois, qui n’hésite pas à comparer Kagame au général de Gaulle dans un livre à paraître en octobre prochain (1). » Oui, la comparaison fera grincer des dents, concède l’avocat. C’est pour cela qu’il faut rappeler que de Gaulle n’était pas un fervent défenseur du parlementarisme, et qu’il fut qualifié de dictateur par François Mitterrand. »
Et les innombrables crimes imputés aux rebelles dirigés par Kagame, au Rwanda comme au Congo, et qui sont restés impunis ? Philippe Lardinois préfère » renverser la perspective » en évoquant les massacres de Sétif (Algérie) en mai 1945, entre 10 000 et 15 000 morts : » Le général de Gaulle paraît avoir été un élément moteur plus qu’un obstacle à la terrible répression… On pourrait également évoquer le recours aux barbouzes, l’enlèvement de Ben Barka, ainsi que les juridictions d’exception. Rien de tout cela n’a jamais remis en question son illustre statut. » A chacun sa part sombre, conclut l’avocat, laquelle n’est pas inconciliable avec la grandeur historique.
A l’opposé de cette apologie, David Himbara, qui fut conseiller de Kagame pendant des années avant de fuir au Canada, attaque frontalement son ancien mentor : » Il a construit son trône sur les cadavres des dissidents et les mensonges assénés aux leaders de ce monde. Il n’a que mépris à l’égard des droits de l’homme et a même exporté sa brutalité jusqu’au Congo « , résume-t-il dans Kagame’s Killing Fields (2). Sur la base des secrets qu’il a emportés, il estime aussi que le développement du Rwanda relève du » mirage » et que les chiffres sont manipulés. » Ce qui reste à voir, c’est comment ce régime prendra fin, déclare- t-il. Si l’histoire du Rwanda peut servir d’indicateur, alors ce serait un autre homme fort qui s’imposera dans la violence. C’est l’habituel mode de transfert du pouvoir dans un pays qui a connu tant de souffrances. » Avancer qu’il n’y a pas d’alternative à Kagame et au FPR ne rend pas service au pays, selon David Himbara : cela ne fait qu’augmenter la pression dans un pays qui a urgemment besoin d’oxygène démocratique, sous peine d’exploser une nouvelle fois.
(1) Paul Kagame, un de Gaulle africain, par Philippe Lardinois, parution en octobre 2017 aux éditions La Muette/ Le bord de l’eau.
(2) Kagame’s Killing Fields, parDavid Himbara,en version numérique sur Kindle/Amazon.
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