Au Rwanda, «les Occidentaux ont du mal à reconnaître qu’ils se sont trompés»
Jusqu’à quand continuera-t-on à trouver des excuses à Paul Kagame? se demande Michela Wrong au terme d’une enquête sur les crimes qui sont imputés au président du Rwanda.
En 2024, le Rwanda célébrera le trentième anniversaire du génocide contre les Tutsis. Cela fera également trente ans que Paul Kagame, l’ancien chef rebelle, dirige le Rwanda d’une main de fer. La dernière purge militaire, le 6 juin, a vu le remplacement du ministre de la Défense et du chef d’état-major, ponctué par le limogeage de dizaines d’officiers. En 2024, le président rwandais, aujourd’hui âgé de 65 ans, devrait à nouveau se représenter et l’emporter avec un score stalinien. Entre-temps, il est passé «entre les gouttes» des condamnations internationales pour ses multiples manquements aux droits humains: arrestations arbitraires, disparitions d’opposants, opposition réduite au silence…
Ils ont découvert en Kagame un dictateur qui s’est éloigné de ses camarades.
Dans Rwanda, Assassins sans frontières (1), la journaliste britannique Michela Wrong dresse, à l’opposé de ses convictions initiales, le portrait d’un dictateur impitoyable qui a mis en place un système fondé sur la peur et la violence.
Votre livre se focalise sur la campagne sans frontières dirigée par le président Kagame pour faire taire ses opposants, jusqu’à les tuer. Pourriez-vous donner des exemples?
L’exemple le plus probant est l’assassinat de Patrick Karegeya, l’ancien chef des renseignements extérieurs et un des piliers du régime Kagame. On l’a retrouvé étranglé en 2014 dans une chambre d’hôtel à Johannesbourg. Il existe beaucoup de dictatures en Afrique mais très peu font ainsi la chasse aux opposants à l’étranger. Le général Kayumba Nyamwasa, ancien chef d’état-major, également en exil en Afrique du Sud, a été victime de cinq tentatives d’assassinat. Il est veillé en permanence par des gardes du corps. Des opposants ont été liquidés en Ouganda, au Mozambique, au Kenya. «Où que tu ailles, je peux te trouver, tu ne peux pas te cacher», tel est le message de Kagame. On vient de le voir avec Paul Rusesabagina, l’ex-gérant de l’hôtel Mille Collines piégé à Dubaï avant d’être transféré et jugé à Kigali, et qui a été relâché sous la pression américaine.
En Belgique aussi?
En Belgique, l’ex-Premier ministre Faustin Twagiramungu a dû être protégé par la police, et Théogène Rudasingwa, qui fut le secrétaire général du Front patriotique rwandais (FPR, le parti au pouvoir) a été la cible d’un complot visant à le tuer alors qu’il était de passage. Sinon, l’intimidation est permanente. Moi-même, fin mai, je n’ai pas pu présenter mon livre dans une brasserie d’Ixelles qui a pris peur à la suite de menaces venues tout droit de Kigali.
Comment expliquer que ses plus proches conseillers aient jugé plus prudent de choisir le chemin de l’exil?
C’est le sujet majeur de mon livre. Beaucoup continuent à présenter la situation comme s’il y avait une minorité de Tutsis qui restait protégée par Kagame contre une majorité de Hutus qui voudrait «terminer le travail» du génocide. Or, Karegeya, Kayumba et Rudasingwa faisaient partie de l’élite tutsi venue d’Ouganda. Kagame les côtoyait depuis leurs débuts, leurs familles se fréquentaient et les quatre connaissaient tous les secrets du FPR. Mais ils n’étaient plus en phase avec ce qu’était devenu le parti. Ils ont découvert en Kagame un dictateur qui s’est éloigné de ses camarades, et qui aurait couvert des violations des droits de l’homme pires que sous son prédécesseur Juvénal Habyarimana. En 2010, ils ont fondé le Rwanda National Congress (RNC), mouvement d’opposition en exil.
L’assassinat, en 1998, du ministre de l’Intérieur Seth Sendashonga, qui a dénoncé les meurtres commis par le FPR, aurait-il dû ouvrir les yeux?
Sa mort fut un tournant. Après le génocide, les Occidentaux s’étaient réjouis de voir le FPR installer un gouvernement inclusif, avec notamment Seth Sendashonga, qui était un Hutu, en plus d’être un civil. Face aux dérives qu’il constatait, Sendashonga a fini par démissionner comme tous les ministres hutu, et s’est réfugié au Kenya. C’est là qu’il a été assassiné, en 1998, alors qu’il était dans sa voiture. On a prétendu par après qu’il complotait contre Kagame, qu’il était de mèche avec d’anciens génocidaires, mais sans aucune preuve. Pour beaucoup, cette exécution a ouvert les yeux sur ce qu’était devenu le FPR.
Pourtant, l’image que projette Kagame est celle d’un homme austère, qui inspire le respect pour la reconstruction de son pays. Vous parlez plutôt d’un homme implacable, méprisant, violent envers son entourage…
On m’a rapporté qu’il aurait giflé plus d’une fois le ministre de la Défense (2010-2018) James Kabarebe devant ses troupes, qu’il aurait donné des coups de pied et de poing à ses propres généraux. Il humilie ses ministres quand ils arrivent avec cinq minutes de retard à une réunion. Il n’épargne pas les femmes: il aurait éjecté physiquement de son bureau la ministre des Affaires étrangères (2008-2009) Rosemary Museminali, lui hurlant de «dégager son gros cul». C’est le signe d’un homme qui s’est arrogé tous les pouvoirs, qui est devenu comme un roi qui règne sans partage.
Comment expliquez-vous qu’on ferme autant les yeux? Par la culpabilité de n’avoir rien fait pour empêcher le génocide?
Cela a joué un rôle important les vingt premières années. Mais les Occidentaux ont aussi beaucoup de mal à reconnaître qu’ils se sont trompés. Après des années à envoyer, souvent en pure perte, de l’aide au développement en Afrique, ils ont voulu miser dans les années 1990 sur des exemples de gouvernance et de bonne gestion. Le choix s’était porté sur les «new leaders» comme l’Ethiopien Zenawi, l’Ougandais Museveni et le Rwandais Kagame. Or, que constate-t-on? L’Ethiopie a connu une terrible guerre civile pendant deux ans et reste divisée, Museveni ne lâche pas le pouvoir et chaque élection est plus violente que la précédente, et, au Rwanda, Kagame ne cesse de déstabiliser le Congo en soutenant les rebelles du M23. Le résultat n’est pas brillant.
Ne peut-on pas avoir un pays qui se développe et où on peut s’exprimer librement?
Pourtant, le Rwanda n’est-il pas présenté comme un modèle de développement?
On ne cesse de répéter que le Rwanda est propre, qu’on ne voit plus de plastique ni de mégots ni de mendiants, que Kigali abrite des conférences grandioses, etc. Mais tout cela est du maquillage. Quand Habyarimana était président, ne parlait-on pas déjà de «la Suisse de l’Afrique»? Le pays, très hiérarchisé, a toujours été bien géré, c’est un résultat de l’histoire. J’ai beaucoup parlé avec David Himbara qui, lui aussi, a pris le chemin de l’exil. Cet économiste avait l’art de présenter les choses. Il a vite compris que certains chiffres, certaines statistiques, comptaient beaucoup pour les Occidentaux. Grâce à lui, le Rwanda a obtenu de très bons scores dans les classements qui comptent pour les investisseurs. On a également monté en épingle la prépondérance des femmes dans le Parlement rwandais. Mais c’est complètement bidon, vu que les parlementaires n’ont aucun pouvoir. Même les ministres n’en ont pas…
Parmi les secrets, il y a celui autour de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, qui a déclenché le génocide. Théogène Rudasingwa accuse Kagame d’avoir ordonné cet attentat. Cette volte-face n’est-elle pas opportuniste?
Difficile à savoir. J’ai interrogé plusieurs anciens cadres du FPR qui m’ont répondu «c’était nous». Ils n’ont plus besoin de répéter les mensonges officiels. Mais le jeu est risqué car plusieurs d’entre eux pourraient être eux-mêmes, un jour, amenés au tribunal. Dans sa lettre, Rudasingwa relève toutefois qu’il n’est pas impliqué personnellement, mais bien le FPR. Cela dit, cet épisode ne fait que quelques pages dans mon livre. Il ne faudrait pas qu’il cache tous les autres aspects.
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Reconnaissez-vous tout de même des mérites au leadership de Paul Kagame?
Bien sûr, je reconnais qu’il a réussi à reconstruire un pays détruit par une violence extrême. Mais là n’est pas la question. Le deal qu’on est forcé d’accepter est celui-ci: oui, Kagame est un dictateur et le Rwanda un des Etats les plus répressifs au monde, en revanche, le pays est calme, bien organisé et on peut s’y promener en toute sécurité. Mais ne peut-on pas avoir l’un et l’autre? Un pays qui se développe et où on peut s’exprimer librement, où les droits humains sont respectés?
Qui pourrait lui succéder un jour?
Quand on voit ces rapports de l’ONU sur les droits humains qui ont été glissés sous le tapis, comme le rapport Gersony ou le Mapping Report, on se rend compte que Kagame a été l’instigateur de tant de crimes qu’il voudra s’accrocher au pouvoir pour garder son immunité face aux juridictions internationales. S’il décide de céder sa place, ce sera à un de ses proches, par exemple à son fils Ian, devenu récemment son garde du corps. Seule sa famille lui inspire confiance.
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