Philippe Jottard
Assad va-t-il gagner la guerre ?
Les forces pro-Assad, avec l’aide décisive de l’aviation russe, ont coupé le corridor reliant les groupes rebelles dans la région d’Alep au nord de la Syrie à leurs sources d’approvisionnement en hommes et en armes dans la Turquie toute proche.
Ce faisant, elles ont mis fin au siège de deux bourgades chiites favorables au régime encerclées depuis trois ans et provoqué un afflux massif de réfugiés vers la frontière turque. Cette offensive des loyalistes est peut-être un tournant décisif dans le conflit et représente en tout cas leur plus grande victoire en plus de quatre ans et demi d’une guerre atroce. Comme on pouvait s’y attendre, les discussions de paix à Genève ont été suspendues. Outre la fermeture de ce corridor, l’objectif d’Assad et de ses alliés russe et chiites est de briser le quasi-encerclement de la partie de la ville d’Alep encore sous contrôle gouvernemental et la reddition des quartiers rebelles de la ville. Ce sont les victoires des rebelles au printemps dernier qui avaient mené à l’intervention aérienne de la Russie à la rescousse de son allié syrien. Dominée par la branche syrienne d’Al-Qaïda et un groupe salafiste radical, l’Armée de la Conquête soutenue par l’Arabie et la Turquie s’étaient emparée à l’aide de renforts venus de ce dernier pays du gouvernorat d’Idlib situé entre Alep et le bastion côtier vital pour le régime tandis que l’ « Etat islamique » (E.I.) prenait Palmyre.
L’offensive actuelle de l’armée loyaliste et de ses alliés pourrait se poursuivre en vue de fermer totalement la frontière syro-turque. Il s’agirait alors d’avancer à l’ouest d’Alep pour reprendre Idlib et à l’est de la ville, en liaison avec les Kurdes syriens, capturer la centaine de kilomètres de frontière qui permet encore à l’E.I. de communiquer avec le monde extérieur via la Turquie. A la suite de leur victoire de Kobané, les milices kurdes (YPG) pro-PKK donc ennemies d’Ankara avaient conquis l’année dernière une longue bande frontalière avec un appui américain mais progresser au-delà aurait représenté pour la Turquie une ligne rouge. Les avancées des Kurdes et de l’armée syrienne marquent l’échec de la stratégie d’Erdogan et des pétromonarchies du Golfe dont l’objectif était de renverser Assad en soutenant les rebelles souvent les plus radicaux. Autre revers pour la Turquie, une zone kurde syrienne autonome tolérée par Damas s’est constituée au sud de sa frontière. On ne peut pas exclure qu’Erdogan intervienne militairement en Syrie pour sauver ses alliés au risque d’un affrontement avec la Russie, ce qui aurait des conséquences imprévisibles pour l’OTAN dont la Turquie est membre. Les Turcs pourraient réagir également en créant en territoire syrien une « zone de sécurité » pour accueillir réfugiés et combattants rebelles en fuite afin de barrer la route aux milices kurdes. Bien qu’empêtrée dans la guerre au Yémen, l’Arabie pourrait s’associer à Ankara.
Assad n’a pas encore gagné la guerre. En effet la sécurisation de la frontière Nord ainsi que celle du Sud avec la Jordanie où ses forces ont aussi marqué des points, pourraient prendre des mois. L’E.I. qui occupe tout l’est désertique du pays, à part la ville de Deir-Ez-Zor assiégée, reste tout aussi menaçant. Il y a peu de temps encore, on estimait d’ailleurs impossible une victoire militaire du régime. De nouveaux rebondissements peuvent encore se produire. La crise syrienne n’en a pas été avare.
Les développements récents ont mis en évidence les erreurs de la politique occidentale qui n’a eu cesse depuis 2011 de réclamer la chute du président syrien même si, face à l’expansion de l’E.I., elle se montre davantage réaliste. Les Occidentaux ont sous-estimé le régime auquel malgré des pertes considérables l’armée reste soudée. Il bénéficie aussi du soutien d’une partie relativement importante de la population (pas seulement les minorités religieuses mais aussi un certain nombre de membres de la majorité sunnite) et de la neutralité des milices kurdes, en fait ses alliés objectifs. La complaisance envers l’Arabie, le Qatar et la Turquie qui ont armé et financé les groupes extrémistes dans leur volonté de remplacer un régime jugé mécréant par un pouvoir islamique, s’est aussi révélée un piège pour l’Occident. Finalement, celui-ci s’est longtemps nourri d’illusions sur une opposition en exil coupée du terrain et dominée par le Qatar d’abord, puis par l’Arabie ainsi qu’à propos d’une rébellion armée où les éléments dits modérés sont très largement fictifs. Les tentatives occidentales de faire surgir une rébellion non islamiste se sont soldées par des échecs répétés, la principale exception étant les Forces démocratiques syriennes qui sont en fait une couverture pour les Kurdes pro-PKK et le seul allié au sol des Occidentaux contre l’E.I. La stratégie occidentale comporte en outre des risques. Elle repose en effet sur la pression militaire exercée par la rébellion sunnite islamiste en vue d’amener Assad à faire des concessions mais cependant pas jusqu’au point de provoquer sa chute car le vide du pouvoir profiterait aux jihadistes et entraînerait une multiplication dans des proportions inconnues, même actuellement, du nombre de réfugiés vers les pays voisins et l’Europe. En revanche, la stratégie de la Russie et de l’Iran – quel que soit le jugement que l’on porte à leur égard – a été cohérente depuis 2011: appui sans fard au régime syrien garant de leurs intérêts régionaux. Poutine n’a pas dissimulé dès le début de l’intervention de son aviation sa volonté de tirer son allié d’une mauvaise passe. Les cris d’orfraie des gouvernements et de certains médias occidentaux quant au fait que ses bombardiers visaient principalement les autres rebelles que l’E.I. ignoraient ou visaient à dissimuler la réalité tout aussi inquiétante des autres combattants jihadistes ou salafistes, d’ailleurs bien plus nombreux.
Quant aux pourparlers de Genève, si les bombardements russes et de l’aviation syrienne ont inévitablement provoqué leur suspension, c’est la composition de la délégation de l’opposition qui explique leurs débuts difficiles. Les opposants membres de la Coalition nationale syrienne et quelques représentants de groupes armés s’étaient réunis en décembre à Riyad. Il s’agissait pour une moitié d’affidés de l’Arabie saoudite et pour l’autre d’exilés syriens. Ce groupe de Riyad prétend se réserver le monopole de l’opposition et comme la Turquie refuse toute participation des Kurdes syriens pro-PKK, pourtant fer de lance de l’offensive contre l’E.I. De même, il s’oppose à la présence des petits partis de l’opposition laïque qui avaient rejeté à la fois la militarisation du soulèvement contre Assad et l’intervention étrangère. Ceux-ci sont tolérés à Damas et sont plus ou moins proches de la Russie. L’Envoyé spécial de l’ONU en charge du processus avait finalement pu faire accepter qu’une dizaine de délégués de ces groupes puisse être consultée comme « indépendants ». Le diplomate onusien avait aussi promis aux Kurdes qu’ils seraient admis plus tard à la discussion. De toute manière, même avant l’offensive des forces loyalistes, les perspectives pour le succès de la négociation même indirecte étaient bien minces. En effet, le groupe de Riyad maintient comme préalable à tout règlement politique le départ d’Assad et la fin du régime à l’instar de ses parrains turc, saoudien et qatari. Il ne peut évidemment en être question ni pour le président syrien ni pour ses alliés russe et iranien qui se réfugient derrière une future consultation du peuple syrien à ce sujet. Les Occidentaux qui exigeaient le départ d’Assad depuis le début de la crise à l’été 2011, font preuve de davantage de pragmatisme en reconnaissant que la défaite de l’E.I. est la priorité et qu’il pourrait rester en fonction le temps de la transition politique. Au contraire du Roi de Jordanie qui vient de le déclarer, beaucoup reconnaissent sans le dire ouvertement que la chute du régime serait catastrophique car elle augmenterait le chaos dans des proportions inouïes. En outre, il est possible, comme le craignent Moscou et Téhéran, qu’un éloignement d’Assad et du noyau dirigeant entraîne un effondrement de l’Etat baasiste tant les structures politiques et administratives sont enchevêtrées.
Moscou et Damas n’accepteront de négocier qu’en position de force, la solution politique ne pouvant résulter à leurs yeux que d’une situation militaire qui leur est favorable. Les négociations de Genève sont bien sûr dans ces circonstances fortement hypothéquées et ne pourront reprendre, si c’est le cas, que sur des questions humanitaires ou de cessez-le-feu partiels. On voit mal en effet le groupe de Riyad et ses parrains étrangers aller à Canossa. De même, la création telle qu’elle est prévue d’une autorité de transition devant précéder le vote d’une nouvelle Constitution et des élections, si elle doit regrouper des éléments du régime et des représentants du groupe de Riyad, semble bien compromise. La Déclaration de Vienne qui balise les négociations, vise aussi le retour à une Syrie unifiée et un Etat non-confessionnel, objectifs qui dans la situation actuelle peuvent aussi paraître chimériques. Finalement, il y a la question douloureuse des graves violations des droits de l’Homme qui ont marqué tout le conflit. Le dernier rapport de la Commission d’enquête de l’ONU dénonce les crimes contre l’humanité commis par le régime et par les deux groupes jihadistes les plus importants sans parler des crimes de guerre des autres acteurs. Même si une partie des Syriens est d’avis qu’à choisir, comme le déclare l’archevêque d’Alep, ils préfèrent le régime aux islamistes, cette question pèsera lourdement sur l’avenir de la Syrie.
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