Dans le sud de la Thaïlande, le souvenir vivace du massacre de Tak Bai: «Votre Dieu viendra-t-il vous sauver?»
Dans l’extrême sud de la Thaïlande, la minorité musulmane garde le souvenir du massacre de Tak Bai, il y a 20 ans. Le conflit entre l’Etat et la rébellion indépendantiste est l’un des nombreux recensés en 2024 dans le monde, loin de l’Ukraine et de Gaza.
Des dizaines d’hommes torse nu, les mains ligotées derrière le dos, sont jetés un à un par des militaires dans la benne d’un camion. Entassés à plat ventre les uns sur les autres, ils reçoivent des coups de pied dans les côtes. Les volées fusent à mesure que l’arrière du véhicule se remplit. Puis vient le silence. Le moteur démarre, le fourgon se met à rouler. La nuit est presque tombée quand apparaît une silhouette, celle d’un homme aux cheveux ondulés. Apeuré, le regard traumatisé, il suffoque et peine à respirer. Ses malheureux camarades, aussi, poussent des cris d’agonie qui s’estompent peu à peu, alors que le trajet semble interminable. Ses yeux se ferment. A nouveau, le silence; noir total. L’homme rouvre les yeux, réveillé par un ciel qui pleure. Autour de lui, des corps inertes.
En cette tiède soirée du 25 octobre qui touche à sa fin, un court métrage intitulé Tak Bai est diffusé en plein air aux abords du Patani Artspace, un espace culturel à Pattani, dans l’extrême sud de la Thaïlande. La foule est silencieuse, émue par les images qu’elle vient de découvrir. On n’entend plus que le clapotis des gouttes de pluie, craché par les enceintes installées près de l’écran sur lequel le film est projeté. Les visages sont fermés, et certains laissent poindre quelques larmes pendant le générique, où des archives défilent sur fond d’une chanson larmoyante dont les paroles, en malais (bahasa Melayu), la langue locale, évoquent le massacre de Tak Bai survenu 20 ans plus tôt.
Asphyxiés dans des camions
«A chaque fois, je ne peux m’empêcher de fondre en larmes. Les victimes ont lutté pour survivre», lâche le coscénariste du film, Mahamasabree Jehloh, envahi par l’émotion. Un film dont le scénario n’a pu être écrit, insiste-t-il, que grâce aux témoignages recueillis auprès des survivants de cette tragédie et qui entend coller à la réalité, pour «que la société se souvienne et prenne conscience que de tels événements ne doivent plus jamais se reproduire», insiste l’artiste originaire de Narathiwat, où s’est déroulé le drame de Tak Bai. Le 25 octobre 2004, une manifestation devant le commissariat de la ville virait au drame et devenait le symbole le plus brutal des violations des droits de l’homme perpétrées dans le «sud profond» de la Thaïlande, où vivent une majorité de musulmans d’ethnie malaise (minorité musulmane au sein d’une population de 70 millions d’habitants, dont plus de 90% sont bouddhistes). Environ 1.500 habitants du coin s’étaient rassemblés à l’époque pour demander la libération de six villageois, accusés à tort, selon eux, par les autorités thaïlandaises d’être de mèche avec un groupe armé séparatiste qui, depuis le début de 2004, avait multiplié les attaques contre des institutions symbolisant le pouvoir central de Bangkok.
Après avoir ouvert le feu sur les manifestants, tuant sept d’entre eux, la police et les soldats thaïlandais avaient arrêté 1.370 hommes, avant de les empiler comme des bûches, face contre terre et mains liées, dans des camions de l’armée. Au cours de leur transport pendant plus de cinq heures vers le camp militaire d’Inkayut, situé à 150 kilomètres de là dans la province voisine de Pattani, 78 de ces musulmans malais du sud de la Thaïlande périssaient, asphyxiés ou victimes de défaillance d’organe.
Tensions avec l’Etat central
Les hostilités avaient débuté quelques mois auparavant. Le 4 janvier 2004, quatre soldats thaïlandais étaient tués par des combattants insurgés lors d’un raid sur la base militaire de Pileng, à Narathiwat, où plus de 400 armes furent dérobées. En avril de la même année, 32 rebelles présumés, retranchés dans la vieille mosquée de Krue Se à Pattani, après plusieurs attaques coordonnées de postes de police, étaient massacrés à l’issue d’un assaut lancé par l’armée thaïlandaise. Cette série d’actes violents de 2004 a bouleversé ce «sud profond», niché aux confins du royaume, à la frontière avec la Malaisie. Elle a en effet ravivé une insurrection séparatiste née dans les années 1960 mais oubliée et qui, depuis 2004, a coûté la vie à près de 7.600 personnes, des civils pour la plupart, dans l’indifférence totale.
Ce conflit s’enracine dans le passé. Pour des raisons autant historiques que culturelles, les Malais musulmans de l’extrême sud sont les habitants les moins bien intégrés à l’ensemble national. Régie des siècles durant par des Rajahs musulmans, cette région fut jadis le sultanat de Pattani, lequel jouissait d’un prestige dans le monde islamique. Même si elle était tributaire du Siam, l’ancien nom de la Thaïlande, avec lequel elle alternait périodes d’allégeance et de rébellion, elle bénéficiait d’une large autonomie politico-culturelle. Avant d’être rattachée de force au royaume de Siam en 1902: c’est ainsi que les trois provinces de Yala, Pattani et Narathiwat furent créées, puis intégrées au système d’administration centralisé pour former aujourd’hui ce que l’on désigne par le «sud profond».
«La véritable rupture entre l’Etat central et les Malais du sud intervint toutefois beaucoup plus tard, sous la férule des gouvernements ultranationalistes de Phibunsongkhram (NDLR: Premier ministre et dictateur militaire de la Thaïlande de 1938 à 1944, puis de 1948 à 1957), note l’expert Arnaud Dubus dans l’ouvrage Thaïlande. Histoire, société, culture (2011, La Découverte). Avides d’imposer à l’ensemble du pays une même identité thaïe, les agents du gouvernement central interdirent aux Malais –dont la plupart ne parlaient pas thaï– d’employer leur langue dans leurs démarches administratives, les forcèrent à quitter le sarong pour la nouvelle « tenue nationale » et obligèrent les enfants musulmans à se prosterner devant des statues de Bouddha».
Déni puis répression
Incidents et arrestations de leaders se succédèrent, mais la véritable mesure qui «mit le feu aux poudres», d’après Arnaud Dubus, fut le contrôle de l’enseignement dans les écoles coraniques dès 1961 et la mise en retrait du malais. C’est à cette période que des mouvements armés clandestins, dont plusieurs réclamaient la création d’un Etat séparé de Pattani (quand d’autres souhaitaient être rattachés à la Malaisie), virent le jour. Puis après une première phase de guérilla insurrectionnelle, les années 1980 et 1990 marquèrent une période d’accalmie, sans pour autant que les problèmes de fond ne soient réglés.
«Du côté de l’Etat thaïlandais, l’absence de violence fut interprétée à tort comme une victoire», décrypte Don Pathan, chercheur à The Asia Foundation. Et ce fut, en effet, le calme avant la tempête puisque, au début des années 2000, un nouveau mouvement séparatiste apparut sans crier gare, menant d’abord des attaques sporadiques (fusillades, embuscades visant des patrouilles de police), lesquelles furent imputées à du banditisme par le gouvernement thaïlandais. «Il n’y a pas de séparatisme, pas de terroristes idéologiques, juste de simples bandits», minimisait, en 2002, le Premier ministre Thaksin Shinawatra, occultant le caractère politique de ces actions. Avant de rétropédaler face à l’ampleur des attaques de 2004 et de donner les pleins pouvoirs à l’armée thaïlandaise dans la région, déclenchant un nouveau cycle de répression et de violence: «C’est à ce moment-là que le gouvernement Thaksin a finalement réalisé qu’il ne pouvait plus nier le fondement politique des attaques», ajoute le spécialiste du conflit.
«Jamais Maliki n’oubliera ces hommes au premier rang, écrasés par le poids des corps, et dont la respiration s’est tue, lentement.»
L’année 2004 continue de hanter les musulmans malais du sud de la Thaïlande. Le 25 octobre dernier, plus de 3.000 personnes, principalement venues des trois provinces de Yala, Pattani et Narathiwat, commémorent le drame dans l’enceinte du Pattani Artspace, entourée d’une rizière verdoyante et de palmiers tropicaux. Pendant toute la journée, des familles, des personnes âgées, mais surtout des jeunes coiffés du songkok pour les hommes ou arborant un voile pour les femmes déambulent dans ce centre culturel pour participer à des ateliers, visiter une exposition consacrée à Tak Bai, écouter des groupes de musique locaux et assister à des prises de parole de militants pacifistes, intellectuels et associatifs qui œuvrent pour la paix dans la région. Il y a aussi des survivants du massacre de Tak Bai et des familles de victimes, pour qui les séquences du court métrage, par leur réalisme, ont dû être pénibles à regarder.
Le survivant Maliki Doloh, 27 ans au moment du drame, n’est pas resté pour la projection. «La douleur est encore vive aujourd’hui», confie l’homme, infirme, debout grâce à une béquille et vêtu du Baju Melayu, le costume traditionnel malais. Le 25 octobre 2004 a marqué sa vie à tout jamais. Lui qui passait juste par hasard et n’était même pas venu manifester, précise-t-il, a reçu une balle dans la jambe droite. Balancé à l’arrière d’un fourgon militaire les mains bandées, il a cru voir la mort, étouffant au milieu d’une pile d’autres musulmans malais, étalés sur cinq niveaux. Jamais il n’oubliera ces hommes au premier rang, écrasés par le poids des corps, et dont la respiration s’est tue, lentement. «C’était le ramadan», se souvient-il, indiquant avoir rompu le jeûne en léchant la sueur qui dégoulinait sur son visage. Etait-ce la sienne ou celle des autres? Il n’est pas sûr et se demande encore si c’est cela qui l’a sauvé. Ses souvenirs sont flous, il s’est évanoui et, à son réveil, dans un hôpital de Pattani, les médecins lui ont dit qu’il fallait l’amputer.
Défaut de justice
L’homme âgé aujourd’hui de 47 ans, qui n’a pas d’enfant à cause des séquelles physiques, est à l’origine de plusieurs plaintes déposées par un groupe de victimes et leurs familles à l’encontre des responsables impliqués dans le massacre de Tak Bai. En août et en septembre derniers, contre toute attente, la justice a décidé d’inculper pour meurtre quatorze d’entre eux. Mais très vite, la réalité est venue doucher les espoirs réanimés: aucun des prévenus n’a osé comparaître devant les tribunaux. Or, depuis le 25 octobre 2024, les affaires sont prescrites et les donneurs d’ordre lavés de tout crime. Personne n’a été tenu responsable de la tuerie, bien qu’une enquête gouvernementale ait révélé de graves manquements dans la conduite des forces de sécurité thaïlandaises. «Il n’y a pas de justice pour nous, regrette, le ton posé, Maliki Doloh. J’aurais aimé qu’ils aient le courage de se présenter devant les tribunaux, qu’ils puissent se défendre et qu’ils soient jugés, tout simplement. On ne demande qu’à être traités avec respect et dignité.»
«Tak Bai est un cas de violence d’Etat et symbolise l’injustice perpétrée à l’encontre d’une minorité ethnique», résume Ekkarin Tuansiri, professeur de sciences politiques à l’université du Prince de Songkla, à Pattani. En écho aux experts des droits de l’homme de l’ONU qui se sont montrés «extrêmement alarmés» par «le fait de ne pas traduire les auteurs en justice», cet universitaire estime que «l’Etat thaïlandais a raté l’opportunité de montrer aux musulmans malais du sud qu’ils pouvaient se fier au système judiciaire et qu’il se souciait vraiment des victimes de ce drame». Comme d’autres analystes et commentateurs du «sud profond» thaïlandais, il n’exclut pas la possibilité d’un retour à des actes plus violents.
Prise d’otages de fonctionnaires, bâtiments officiels incendiés, vol d’armes à feu, explosion d’une camionnette piégée, bombe artisanale dissimulée sous une route, assassinat d’un ex-policier, maire d’une commune abattu par des assaillants… Avant et après la date symbolique du 25 octobre, une série d’actes violents est venue abruptement rappeler que l’extrême sud du royaume est toujours en proie à un conflit entre l’Etat et des insurgés séparatistes affiliés au seul groupe armé actif dans la région depuis les années 2000, le Front national de libération de Pattani (BRN, Barisan Revolusi Nasional).
«L’Etat thaïlandais a raté l’opportunité de montrer aux musulmans malais du sud qu’ils pouvaient se fier au système judiciaire.»
Discriminations au quotidien
Dans un café de Yala, autour d’un parc où des habitants font leur footing matinal, un client tend au serveur son mobile: «Regardez, encore un mort hier!», lance-t-il, sans paraître choqué. Et de mentionner une voiture piégée ayant explosé deux jours plus tôt sans faire de victime. Le restaurateur, lui non plus, ne laisse transparaître aucune once d’inquiétude. Comme si c’était normal. Prénommé Tum, le jeune homme, dévoilant ses bagues dentaires quand il parle, relate, avec un calme déconcertant, avoir été bercé par la violence dans un village proche: «Quand j’avais 8 ans, les coupures d’électricité et les détonations de bombes étaient fréquentes, se souvient-il. Parfois, des hélicoptères venaient récupérer des soldats blessés.» Bavard, il évoque la mère d’un proche, une enseignante assassinée quinze ans plus tôt. Et des amis d’enfance qui ont basculé dans la lutte armée, rejoignant le BRN dans la jungle, las des injustices et discriminations en raison de leur ethnie et du nombre «totalement disproportionné» de militaires dans la région, souligne-t-il.
Certes, les incidents violents ont baissé et tuent moins qu’au lendemain du tournant de l’année 2004. Il n’empêche que le bilan humain, en deux décennies, est tragique: une moyenne dépassant les 380 morts par an, soit plus d’une victime par jour, et 14.300 blessés au total, recense l’ONG Deep South Watch. Depuis 20 ans, les habitants des trois provinces de Yala, Pattani et Narathiwat, sous soumis à la loi martiale et vivent à l’heure de l’état d’urgence, étendu plus de 77 fois. Les forces de sécurité déployées dans le «sud profond» sont passées de 75.000 soldats, policiers et paramilitaires, à 50.000, indique BenarNews. Reste que leur présence se fait encore ressentir. Sur la ligne de train qui relie Yala à la ville frontalière de Sungai Kolok, à Narathiwat, dernier arrêt avant la Malaisie, au moins deux ou trois soldats encagoulés, fusil sous le bras, sont stationnés à chaque petit village doté d’une gare. Des patrouilles armées jusqu’aux dents circulent dans les wagons, sous le regard insouciant des gamins posés sur les genoux maternels.
Partout, en ville et plus encore lorsqu’on s’engouffre dans les villages, les points de contrôle militaires se fondent dans le paysage. «Des points de discriminations», ironise Hakim Pongtigor, stressé comme toujours en ouvrant la vitre de sa voiture pour se signaler auprès d’un soldat posté sur la route reliant Pattani à Yala qui, après une brève inspection, lui fait signe de passer. «Les militaires pensent que les Malais musulmans ne sont pas de bonnes personnes, reprend ce militant de 33 ans. On se sent discriminés dans notre ethnie, notre culture». A ce propos, un prof d’université raconte avoir mené l’expérience suivante. Sur le trajet menant à sa fac où des points de contrôle de l’armée bordent l’artère, il a roulé une première fois vêtu d’une chemise: aucun contrôle. Puis lorsqu’il a réitéré le parcours habillé du costume traditionnel malais musulman, les hommes en treillis ont vérifié son identité à maintes reprises. Lors des contrôles, l’armée thaïlandaise continue de recourir arbitrairement au prélèvement forcé d’ADN, dénoncent des locaux.
Pourparlers dans l’impasse
Les lois spéciales dans le «sud profond» confèrent un pouvoir étendu à l’armée: n’importe qui peut être détenu jusqu’à 30 jours dans une base militaire sans inculpation ni procès. Depuis sa création en 2010, l’ONG Duay Jay recense 168 victimes de torture. «Noyade, sac en plastique sur la tête, privation de sommeil, électrocution, fausse exécution et harcèlement sexuel, énumère sa fondatrice Anchana Heemmina, toutes ces méthodes cruelles sont encore à l’œuvre aujourd’hui.» Les cas de torture sont en baisse, notamment en raison d’une législation adoptée en 2022 pour abolir cette pratique, mais les exécutions extrajudiciaires sont en hausse: «Aujourd’hui, c’est plus facile de tuer.» En juin, l’un de ses collègues a été abattu dans d’étranges circonstances, Amnesty réclamant depuis une enquête sur cet homicide. «Voilà les risques auxquels sont confrontés les défenseurs des droits humains dans le sud», constate amèrement la militante.
Et tandis qu’aucun membre des forces de sécurité n’a jamais été incarcéré pour exécutions extrajudiciaires ou tortures commises dans le «sud profond», plusieurs des militants des droits humains musulmans malais font, quant à eux, l’objet de procédures-bâillon, destinées à étouffer leurs voix, si rares dans un tel environnement répressif. Ces pacificateurs s’efforcent pourtant de discuter avec tout le monde. «C’est notre responsabilité de dialoguer avec les groupes armés, les gens en colère contre les injustices qu’ils subissent et de leur dire que la violence ne nous fera pas avancer», expose Artef Sokho, 37 ans, président de The Patani, un groupe qui prône la non-violence. Lui aussi est poursuivi par la justice, accusé par les autorités de menacer la sécurité nationale pour avoir, lors d’une manifestation pacifique, lancé un sondage qui invitait les participants à se prononcer pour ou contre le droit à l’autodétermination de la région. «Mais c’est loin d’être facile», concède le militant au crâne rasé, assis dans un café de Sungai Kolok.
«Je m’en veux d’être encore en vie.»
Lancés en 2013, les pourparlers sur le processus de paix entre l’Etat thaïlandais et le BRN, avec la Malaisie comme facilitateur, patinent. «Le problème est qu’il n’y a pas de véritables avancées ou d’accord concret entre le gouvernement et les insurgés. Ce sont juste des discussions à l’issue desquelles ils ne finissent que par planifier, planifier et encore planifier», pointe Kusuma Kooyai, directrice de l’Institut des études sur la paix, à l’université Prince de Songkla. Pour elle, la fin des violences et les perspectives de paix ne seront envisageables que lorsque la justice sera rétablie. «Bien que l’affaire Tak Bai soit juridiquement prescrite, analyse Anwar Koma, maître de conférences en sciences politiques dans la même université, les interactions sociales sont toujours possibles par des mécanismes informels tels qu’une commission de vérité et de réconciliation pour rendre justice.» La balle est dans le camp du gouvernement, estime l’expert, ajoutant néanmoins que le pouvoir excessif de l’armée dans la région reste un frein à la construction de la paix.
Retour à Tak Bai, à quelques mètres du poste de police. Muslim Sa-ud scrute attentivement les lieux. Le sol bétonné a remplacé le sable qui luisait il y a 20 ans. «Comme s’ils avaient voulu recouvrir l’histoire», lance-t-il, grave. A 15 ans, il était alors l’un des plus jeunes manifestants. Qu’importe, il a aussi fini jeté dans une benne, au sommet d’une pile d’êtres humains entassés. Et comme Maliki Doloh, il a senti l’odeur de la mort. «Je m’en veux d’être encore en vie», confie-t-il, le regard perdu. Allumant une cigarette, il raconte en détail cette journée du 25 octobre 2004, qui le traumatise toujours. Il n’oubliera jamais l’odeur des lacrymogènes, du canon à eau puis des coups de feu, et surtout d’une phrase d’un soldat: «Votre Dieu viendra-t-il vous sauver ?» Pourtant, il n’est pas en colère et n’en veut pas aux hommes, qui ont suivi des ordres –«Je leur pardonne»– mais au système, qu’il faut changer. Muslim Sa-ud ne veut pas s’éterniser ici. L’orage gronde, et une pluie battante commence à tomber.
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