Thaïlande: comment l’ultrasévère loi de lèse-majesté illustre la régression des droits humains
Le premier militant prodémocratie à appeler publiquement à une réforme de la monarchie a été condamné à quatre ans de prison. Une illustration de la régression des droits humains.
Dorénavant, il réfléchira à deux fois avant d’être taquin. Le 25 octobre, Phatcharaphon a été condamné à trois ans de prison par un tribunal de Bangkok pour diffamation royale. En juillet 2021, relate le média local Prachatai, cet ouvrier de 25 ans avait posté sur Facebook un commentaire invitant les gens à souhaiter leurs vœux au roi, probablement avec une pointe d’ironie. Quelques semaines plus tard, onze policiers débarquaient chez lui et perquisitionnaient son domicile, avant de l’envoyer derrière les barreaux. Libéré sous caution, il portait jusqu’à présent un bracelet électronique. Lui qui n’a cessé de nier les accusations à son encontre a été reconnu coupable par les autorités, ces dernières estimant que sa publication était «grossière» et insultante envers le monarque de Thaïlande.
Si l’on veut faire avancer la société, c’est le moment de dialoguer sur des sujets interdits auparavant.
En Thaïlande, monarchie constitutionnelle de septante millions d’habitants, l’article 112 du Code pénal est redoutable. Il punit de trois à quinze ans de prison «quiconque diffame, insulte ou menace le roi, la reine, l’héritier présomptif ou le régent». Chaque infraction – criminelle dans ce cas – est cumulable et tout citoyen peut saisir la justice, ce qui fait de cette loi de lèse-majesté l’une des plus sévères au monde. En mars dernier, un homme de 26 ans a, lui aussi, été condamné à trois ans de réclusion pour avoir vendu en ligne des calendriers satiriques contenant des dessins de canards jaunes gonflables jugés moqueurs à l’égard du souverain Rama X. Le même mois, une adolescente de 15 ans accusée d’avoir insulté la famille royale a été placée en détention provisoire.
Un tabou brisé en Thaïlande
«Les cas récents témoignent d’un rétrécissement spectaculaire de l’espace civique pour les millions de personnes vivant en Thaïlande, où les autorités refusent de plus en plus de tolérer la dissidence pacifique», écrivait Amnesty International. Celui d’Arnon Numpa, figure de proue du mouvement prodémocratie, symbolise la fracture entre l’intransigeance d’un pouvoir militaro-royaliste et la résistance d’une jeunesse thaïlandaise progressiste. Poursuivi pour un discours prononcé en 2020 devant le Monument de la Démocratie, au cœur de la capitale, cet avocat et défenseur des droits de l’homme de 39 ans a été condamné, le 26 septembre, à quatre ans d’emprisonnement en vertu de cette loi draconienne. Ce verdict concerne la première des quatorze accusations de lèse-majesté dont il fait l’objet. Au total, ce père de famille risque de passer le restant de sa vie dans les geôles thaïlandaises. Mais ce «sacrifice», a-t-il lancé en arrivant au tribunal, Arnon Numpa s’est dit «prêt» à l’assumer.
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Dans les cercles militants, il est érigé en modèle. C’est lui qui, au pic de la révolte sociale voici trois ans, a brisé un tabou en osant, pour la première fois, appeler publiquement à une réforme de la monarchie. Une corde sensible intouchable auparavant, tant la figure royale est vénérée. «Tout le monde respecte Arnon Numpa, assure un militant de 23 ans sous couvert d’anonymat. Il a ouvert la voie au changement et son dévouement, sans doute au prix de sa liberté, restera à jamais gravé dans l’histoire.»
Société civile visée
Gestion désastreuse de la crise du Covid-19, disparition mystérieuse d’un militant, dissolution par le pouvoir conservateur d’un parti politique réformiste populaire auprès de la jeunesse… A l’été 2020, ce cocktail a poussé des dizaines de milliers de Thaïlandais, au premier chef des étudiants, à manifester dans tout le pays. Ils réclamaient initialement la démission de la junte issue du coup d’Etat de 2014. Puis très vite, sous l’impulsion de leaders charismatiques tels qu’Arnon Numpa, cette contestation antigouvernementale a viré en fronde historique contre la monarchie.
Depuis, recense l’association Thai Lawyers for Human Rights (TLHR), 1 928 personnes ont été inculpées pour des «crimes» politiques ou pour avoir exercé leur liberté d’expression. «Un chiffre sans précédent», commente Akarachai Chaimaneekarakate, juriste au sein de TLHR. Même si, indique-t-il, le harcèlement judiciaire à l’encontre des voix dissonantes n’est pas nouveau. Surtout depuis le putsch des généraux en 2014, qui s’est doublé d’une «utilisation répressive des lois (réunion publique, sédition) pour s’en prendre à la société civile». En revanche, ce qui change à partir du tournant de 2020, c’est «le recours très intense à la législation sur le crime de lèse-majesté, note le spécialiste. Un moment inédit dans l’histoire politique moderne de la Thaïlande». L’ONG Human Rights Watch fustige ainsi «les arrestations arbitraires et détentions provisoires pour punir les critiques de la monarchie» qui, désormais, ne se limitent plus à un petit cercle restreint, mais sont émises par une frange conséquente de la population – au moins en privé.
La preuve, avec la victoire, aux législatives de mai, du fameux parti dissous en 2020 qui s’est reformé sous un nouveau nom, le Move Forward, mais reste animé par la même intention de bousculer la politique traditionnelle et les puissants. En effet, cette jeune formation qui, aux élections, a infligé une claque aux promilitaires, était la seule à vouloir, sans ciller, amender la loi de lèse-majesté et à tempérer ses excès. Raison pour laquelle elle a été empêchée d’accéder au pouvoir, le système favorisant le camp des élites conservatrices et royalistes, loin de vouloir céder leurs privilèges.
Puttanee Kangkun, défenseuse des droits humains et directrice de l’ONG The Fort, déplore le résultat des dernières élections qui «ne reflète pas le souhait du peuple». Puisque les partis projunte ont toujours un pied au gouvernement, cette militante expérimentée de 52 ans doute que la situation en matière des droits de l’homme s’améliore significativement. Mais elle reste positive quand elle voit la mentalité des jeunes générations: «Ils sont plus forts, plus éveillés et plus conscients de leurs droits.» A l’image d’Angelo Sathayu Sathorn, leader d’une association étudiante, qui milite pour réformer la législation de lèse-majesté. «Une loi injuste», affirme-t-il. L’étudiant de 20 ans assure qu’il n’a «pas peur»: «Si l’on veut faire avancer la société, c’est le moment de faire preuve de courage et de dialoguer sur des sujets qu’on ne pouvait pas évoquer auparavant.»
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