Des militaires thaïlandais sont postés sous le pont de l’amitié entre la Thaïlande et la Birmanie. Le dispositif de sécurité y a été renforcé. © VALENTIN CEBRON

Auprès de réfugiés birmans en Thaïlande: «L’objectif est clair: faire tomber la dictature» (reportage)

La localité thaïlandaise de Mae Sot vit au rythme des combats de l’Armée karen de libération nationale contre la junte birmane et des espoirs redoublés de ses opposants.

Ses mots sont remplis d’espoir. Mais il sait qu’il va sans doute falloir se montrer patient. D’une manière ou d’une autre, prédit Padoh Saw Taw Nee, le régime militaire auteur du coup d’Etat de février 2021, qui a plongé la Birmanie dans le chaos et la guerre civile, finira par s’effondrer. «L’opposition armée, c’est-à-dire les groupes ethniques et démocratiques incluant le nôtre, n’a cessé de se renforcer. L’objectif est clair: faire tomber la dictature», affirme ce dirigeant de la résistance à la junte dans une bâtisse sans charme, en crépi blanc, qui sert de bureau à la rébellion de l’ethnie karen, près de Mae Sot, en Thaïlande.

Cette ville frontalière d’environ 100.000 habitants a toujours été un refuge pour les opposants birmans fuyant les exactions des régimes militaires successifs. Partout ici, la culture de la Birmanie se ressent. Son écriture est apposée sur les façades des échoppes, et se lit sur les menus des troquets. On croise là des hommes vêtus du «longyi», la tenue traditionnelle, et des commerçants le visage recouvert de «thanaka», une pâte utilisée en Birmanie pour se protéger du soleil. A chaque coin de rue, on entend parler birman. Les langues karéniques aussi. L’Etat karen, qui abrite la deuxième minorité ethnique de Birmanie et dont le territoire est en grande partie aux mains de la guérilla et de ses alliés, partage plus de 1.000 kilomètres de frontière avec la Thaïlande. Et, aujourd’hui plus que jamais, Mae Sot sert de base arrière à la résistance birmane.

«Avant, chaque groupe ethnique birman vivait de son côté.»

Des séquelles de la bataille

De l’autre côté de la rivière Moei, qui sépare les deux pays, la bataille de Myawaddy, où d’intenses combats ont éclaté en avril, illustre la complexité du conflit birman, ethnique et politique. Menée par l’Armée karen de libération nationale (KNLA), la résistance a d’abord pris le contrôle de cette ville stratégique. Elle a ensuite été trahie par une autre milice karen de mèche avec la junte, laquelle considère Myawaddy comme absolument cruciale. A la fois corridor économique par lequel a transité l’équivalent de plus d’un milliard d’euros de marchandises en 2023, c’est aussi là que des centres d’arnaques en ligne, gérés par des mafias chinoises et liés à des réseaux de traite humaine, prospèrent avec la complicité du régime qui en tire profit.

En face, Mae Sot a depuis renforcé son dispositif de sécurité. Au marché de Rim Moei, sous le pont de l’amitié entre la Thaïlande et la Birmanie, les patrouilles de l’armée thaïlandaise sont plus fréquentes, plus étoffées. En avril dernier, lorsque la tension était maximale, des blindés ont même pointé le long de la frontière, pendant que des F16 survolaient les environs. Sous une cahute, deux soldats expliquent avoir dû, le 20 avril, s’abriter derrière un arbre durant des échanges de tirs côté birman. «Des balles ont atterri jusqu’ici», relate le plus bavard. Sur son téléphone, il montre la photo d’une munition de 9 mm. A quelques kilomètres de là, le village de Wang Takian Tai a eu plus de peur que de mal. Une balle perdue s’est logée dans la chambre de Thong In, un homme de plus de 60 ans. «Heureusement, personne n’a été blessé», confie le doyen de la famille, dévoilant l’impact de balle qui a traversé la moustiquaire. Même si le calme est revenu, les villageois espèrent une stabilité durable à Myawaddy, peu importe l’issue du conflit.

Devant le pont de l’amitié entre la Thaïlande et la Birmanie, côté thaïlandais. © VALENTIN CEBRON

L’inquiétude de la Chine

Confiant quant à une victoire tôt ou tard des forces opposées à la dictature militaire, Padoh Saw Taw Nee, un porte-parole de l’Union nationale karen (KNU), branche politique de la résistance karen qui a sous son commandement la KNLA, cite les multiples débâcles militaires subies par la Tatmadaw, l’armée régulière birmane. Notamment, précise-t-il, depuis l’«opération 1027», une offensive d’ampleur inédite lancée, de concert, en octobre 2023, par plusieurs groupes ethniques et leurs alliés contre la junte birmane. «Avant, chaque groupe ethnique vivait de son côté», compare le leader karen. Il se félicite d’une «coopération de plus en plus approfondie» entre les différentes guérillas ethniques. Le gouvernement d’unité nationale (NUG), formé en exil au lendemain du putsch militaire ayant renversé le gouvernement civil démocratiquement élu d’Aung San Suu Kyi, estime que plus de 60% de la Birmanie est désormais aux mains des diverses factions de la résistance.

Début août, l’Armée de l’alliance démocratique nationale du Myanmar (MNDAA), groupe armé de l’ethnie kokang, s’est emparée de Lashio à l’issue d’une bataille sanglante. Située au nord-est de la Birmanie dans l’Etat Shan, près de la frontière chinoise, cette ville revêt une importance capitale: «C’est la première fois qu’un commandement militaire régional est capturé par les forces de la résistance», analyse l’expert Ye Myo Hein dans une note de l’Institut des Etats-Unis pour la paix (Usip).

Pékin, qui cherche a préserver ses intérêts dans la région, s’agace d’ailleurs de cette situation et a rappelé aux généraux putschistes qu’elle souhaitait «la paix et la stabilité le long de la frontière entre la Chine et la Birmanie». Le régime communiste pousse même en faveur d’«une transition démocratique par des élections», a osé le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, après sa visite, mi-août, dans la capitale Naypyidaw où il a rencontré Min Aung Hlaing, à la tête de la dictature birmane.

Zwel, 22 ans, arrivé en mars à Mae Sot, en Thaïlande, pour fuir le service militaire en Birmanie. © VALENTIN CEBRON

Répondre par la terreur

Dans l’Etat de Rakhine, à l’ouest du pays, l’armée birmane subit aussi des revers majeurs. En quelques mois, l’Armée d’Arakan (AA) a mis la main sur plusieurs territoires le long des frontières avec l’Inde et le Bangladesh. Au point d’avoir «créé la plus grande zone en Birmanie sous le contrôle d’un groupe armé non étatique pour ce qui est de la superficie et de la population», note l’ONG Crisis Group dans un rapport publié le 17 août. Il y a quelques semaines, les forces de l’AA ont revendiqué la prise d’un aéroport dans la station balnéaire de Thandwe, une première depuis le début de la révolution. Le 30 août, rapporte le média The Irrawaddy, elles ont pénétré une base navale de la junte. Les voilà en passe d’administrer la quasi-totalité d’une région de l’Etat de Rakhine.

Acculée sur tous les fronts, la Tatmadaw ne peut que rétorquer par la terreur. D’après une récente enquête de CNN, qui cite des hauts fonctionnaires des Nations unies et des travailleurs humanitaires locaux et internationaux à Rakhine, la junte est accusée d’utiliser la faim comme une «arme», en empêchant l’aide alimentaire d’atteindre les personnes fuyant les combats et qui en ont urgemment besoin. Sans compter les bombardements délibérés, maintes et maintes fois documentés, sur sa population civile. Torture, viols collectifs et violences faites aux enfants: la Birmanie est en proie à une «escalade» d’atrocités commises par les forces armées birmanes, ont alerté des enquêteurs de l’ONU dans un rapport publié le 13 août.

Quelques jours plus tôt, la junte a prolongé l’Etat d’urgence. «La junte a beau avoir du matériel, reprend Padoh Saw Taw Nee, ses troupes n’ont pas le moral. Nos combattants, eux, sont déterminés à enterrer la dictature militaire et à œuvrer à une démocratie fédérale.» C’est que des milliers de soldats de l’armée régulière ont récemment été tués, blessés, se sont rendus ou ont déserté. Face aux défections et à son affaiblissement inéluctable, la dictature birmane a imposé en février un service militaire pour les hommes de 18 à 35 ans et les femmes de 18 à 27 ans. Plus de treize millions de Birmans (sur une population totale de 54 millions d’habitants) y sont éligibles. «Le service militaire obligatoire est l’aveu d’un régime désespéré», analyse Ejaz Min Khant, chercheur pour l’ONG Fortify Rights. «Personne n’a envie de s’engager dans une armée que tout un peuple hait», ajoute l’expert. Les rares qui rejoignent la Tatmadaw sans coercition, précise-t-il, le font pour des raisons de survie financière. Des ONG comme HRW accusent l’armée birmane d’avoir enlevé des Rohingyas, minorité musulmane déjà victime d’un génocide en 2017 et aujourd’hui prise dans l’étau des combats entre la Tatmadaw et les insurgés arakanais, afin d’en faire des «boucliers humains».

Padoh Saw Taw Nee, porte-parole de l’Union nationale karen (KNU), à Mae Sot. © VALENTIN CEBRON

La précarité des réfugiés

«Cette loi sème le chaos, poursuit le chercheur, plusieurs milliers de jeunes ont fui vers d’autres pays, par tous les moyens possibles, légalement ou illégalement.» Après son annonce, les ambassades à Rangoon ont été prises d’assaut. D’après ses recherches, 4.000 jeunes birmans ayant récemment obtenu un visa d’étudiant viennent de s’inscrire rien que dans une université du royaume. «Imaginez ce que cela représente à l’échelle de la Thaïlande», suggère ce spécialiste de la Birmanie. Pour freiner l’exode, le régime a suspendu, en mai, les permis de travail à l’étranger. Il menace de punir durement les réfractaires. A l’inverse, les armées ethniques voient affluer des jeunes désireux de rallier la résistance.

«Personne n’a envie de s’engager dans une armée que tout un peuple hait.»

Couvre-feu, coupures d’électricité, inflation: pour Zwel, la vie à Rangoun, qui n’a fait qu’empirer depuis le putsch de 2021, était déjà «un enfer». Mais l’annonce de cette mobilisation fut la goutte de trop. «La peur d’être arrêté du jour au lendemain pour être enrôlé de force dans une armée qui tue brutalement des innocents, brûle des maisons et des édifices religieux, m’était insupportable», décrit le jeune homme de 22 ans aux bras tatoués, assis devant une petite maison en périphérie de Mae Sot qu’il partage avec trois autres réfugiés birmans. «Cette loi est digne des régimes fascistes pendant la Seconde Guerre mondiale», s’emporte-t-il.

Comment ce pacifiste aurait-il pu prendre les armes aux côtés de ceux qui ont abattu l’un de ses proches «d’une balle en pleine tête»? Cette éventualité, «répugnante» insiste Zwel, lui a retourné le ventre lorsqu’il vit, sous ses yeux, un chauffeur de pousse-pousse se faire embarquer manu militari par des soldats de la Tatmadaw. Alors, sans le dire à sa famille, qui vit à Rangoun, il a rassemblé ses économies, emporté le strict nécessaire, et a pris le chemin de la Thaïlande. Après trois jours de périple en bus puis à pied, Zwel a franchi la frontière, en mars dernier, grâce à un passeur payé 15.000 bahts, la monnaie locale thaïlandaise, soit près de 400 euros.

Comme la plupart des exilés birmans à Mae Sot, sans papiers, il vit aujourd’hui sous la menace constante d’une expulsion. La Thaïlande, qui a vu arriver sur son sol 252.000 migrants birmans l’an passé, selon une étude publiée en mai par le Centre des migrations mixtes (MMC), n’est pas signataire de la Convention de Genève relative aux statuts de réfugiés: elle n’accorde donc pas de protection officielle aux personnes fuyant le conflit voisin. En juin, la police thaïlandaise a fait une nouvelle descente dans un appartement loué par un groupe d’aide aux réfugiés birmans, leur ordonnant de cesser toute activité en soutien à la résistance. Zwel sait qu’il doit faire profil bas. Pour se rassurer tout en continuant d’aider les siens à sa manière, il pianote sur son téléphone et donne des conseils à d’autres Birmans souhaitant fuir une guerre civile ayant fait trois millions de déplacés, d’après l’ONU. Et surtout, échapper à une dictature militaire qui, selon les calculs d’une ONG basée à Mae Sot actualisant les chiffres chaque jour, a tué 5.588 personnes et procédé à 27.287 arrestations.

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