«Pyongyang n’a plus grand-chose à perdre»: pourquoi la Corée du Nord a plusieurs intérêts à envoyer des soldats en Russie
Solidité de la relation avec Moscou, contrepartie matérielle, gains en expérience militaire…: Pyongyang n’a pas grand-chose à perdre, estime Thierry Kellner, spécialiste de l’Asie de l’Est.
Douze mille hommes déployés à terme, 1.500 arrivés dans des centres de formation… Les informations sur l’assistance à la Russie de la Corée du Nord, dévoilées par les services de renseignement sud-coréens, ajoutent une dimension inquiétante à la guerre en Ukraine. Cette aide, à laquelle s’adjoint la livraison depuis plusieurs mois d’armements, témoignerait aussi de la difficulté pour Vladimir Poutine de procéder à une autre mobilisation interne. Il n’empêche, cette nouvelle donne renforce le front russe contre l’Ukraine dans les territoires ukrainiens occupés et dans la partie du territoire russe conquise par l’armée ukrainienne depuis le début du mois d’août. Mais quels dividendes la Corée du Nord peut-elle en tirer? Eléments de réponse avec Thierry Kellner, maître de conférences à l’ULB et spécialiste de l’Asie de l’Est.
Quel est l’intérêt pour la Corée du Nord de déployer des soldats en Russie?
La Corée du Nord et la Russie sont désormais liées par un accord de partenariat stratégique (NDLR: signé à l’occasion de la visite de Vladimir Poutine à Pyongyang en juin dernier) qui comprend un volet militaire. La décision d’envoyer des soldats est intéressante pour la Corée du Nord parce qu’elle montre que cette relation est solide. Voilà pour l’aspect politique. Il y a probablement un volet économique. L’envoi de cette main-d’œuvre militaire ne sera pas gratuit. Moscou la payera probablement par des livraisons de pétrole, de céréales… et, sur un plan militaire, par des transferts de matériel ou de l’assistance dans des domaines où la Corée du Nord serait plus faible –des missiles, des satellites, voire dans le nucléaire. Un autre intérêt pour Pyongyang est qu’en envoyant des hommes sur le terrain –la dernière fois que des Nord-Coréens furent impliqués sur un théâtre d’opérations remonte à la guerre du Vietnam dans les années 1960–, ils engrangeront de l’expérience. Observer, regarder l’efficacité de l’équipement russe et nord-coréen par rapport à celui des armées occidentales peut offrir des leçons intéressantes, la Corée du Nord étant elle-même confrontée à des armées disposant de matériel occidental. Enfin, d’un point de vue géopolitique, cela oblige de nouveau les Occidentaux, en particulier les Américains, à regarder plutôt du côté de l’Ukraine que de la Péninsule nord-coréenne et de l’Asie de l’Est. Cela montre aussi que Pyongyang déploie une politique étrangère très indépendante. Mais c’est seulement dans les mois à venir qu’on verra jusqu’où la Corée du Nord veut aller. De toute façon, elle n’a plus grand-chose à perdre. C’est déjà un Etat très ostracisé internationalement. Je ne vois pas comment on pourrait encore augmenter le niveau des sanctions à son encontre. D’autant que son assistance à la Russie lui permettra probablement de bénéficier du «bouclier russe» aux Nations unies.
La décision d’envoi de troupes en Russie a-t-elle pu être prise sans l’assentiment de Pékin?
Oui. La Corée du Nord a une politique étrangère très indépendante. Les relations entre elle et la Chine et entre elle et la Russie sont historiquement complexes et compliquées. On a parfois l’impression d’une Chine toute puissante par rapport à la Corée du Nord. Elle dispose certes de leviers d’action importants. Mais d’un autre côté, elle doit bien constater que Pyongyang a sa propre politique. Tous les programmes nucléaires nord-coréens ne sont pas vraiment dans l’intérêt de la Chine. Kim Jong-un poursuit son agenda, qui ne fait pas forcément les affaires de la Chine. Dans la relation triangulaire entre la Russie, la Corée du Nord et la Chine, on a l’impression que la Russie est le partenaire le plus important pour la Corée du Nord.
Y a-t-il éventuellement des limites à ce déploiement nord-coréen?
Il y a des limitations très importantes. La langue: si vous voulez intégrer les soldats nord-coréens aux forces russes, il va falloir trouver des personnes capables de communiquer. Les pratiques des deux armées ne sont probablement pas du tout les mêmes. Jusqu’à quel point les Nord-Coréens pourront-ils maîtriser le matériel russe? Ce ne sera pas évident. Ensuite, les Nord-Coréens n’ont pas d’expérience de combat depuis très longtemps… Cela veut dire qu’au stade actuel, l’utilité de ces troupes est relative. Mais on peut imaginer qu’ils gardent des portions de la frontière russe, ce qui permettrait de dégager un certain nombre de forces russes pour le terrain ukrainien. Nous n’avons pas non plus beaucoup d’informations sur le moral de ces soldats nord-coréens, élevés toute leur vie dans un certain système, et qui là, vont voir autre chose. Les Ukrainiens ont déjà signalé qu’un certain nombre de Nord-Coréens (NDLR: parmi le personnel technique déployé depuis plusieurs mois) avaient déserté. Cela peut comporter un risque pour Pyongyang.
«Nous, Européens, sommes désormais confrontés à la Corée du Nord.»
Ce déploiement peut-il avoir des conséquences sur les relations entre la Corée du Nord et la Corée du Sud?
En tout cas, ces relations sont à l’heure actuelle particulièrement mauvaises. Les Sud-Coréens s’inquiètent de ce déploiement. Que les Nord-Coréens acquièrent de l’expérience de combat, même si cela reste hypothétique, qu’ils affinent leur connaissance de l’équipement occidental, que le régime de Pyongyang montre à cette occasion qu’il dispose de différentes options, ce sont autant d’éléments d’inquiétude pour Séoul. Cependant, si ce n’est que la première étape d’un déploiement beaucoup plus vaste –ici, on parle de quelques milliers d’hommes d’une armée qui en compte presque 1,2 million–, cela pourrait être intéressant pour les Sud-Coréens parce que cela démontrerait que dans un avenir immédiat, la Corée du Nord ne vise pas la Corée du Sud directement. C’est tout de même la première fois que la Corée du Nord déploiera des troupes en Europe. Pour l’Otan, c’est un signal important qui devrait être pris en considération.
Est-ce vraiment une internationalisation de la guerre en Ukraine?
On peut voir cela comme une nouvelle escalade. On a un Etat qui prête main forte à la Russie par une implication militaire directe. Il faudra voir le degré d’implication et le nombre de troupes déployées. Mais cela aide la Russie dans une guerre qu’elle mène en Europe au détriment des intérêts des Européens. Nous, Européens, sommes désormais confrontés à la Corée du Nord.
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