
Arrestation «troublante» de soldats chinois en Ukraine: pourquoi Pékin n’a aucun intérêt à s’engager (officiellement) dans le conflit
L’arrestation «troublante» de deux soldats chinois dans la région de Donetsk remet en doute la neutralité de façade affichée par Pékin dans le conflit ukrainien. Un engagement officiel auprès des forces russes serait toutefois «très problématique» pour la politique étrangère (et commerciale) de la Chine.
La séquence dure à peine une vingtaine de secondes. Elle pourrait pourtant rebattre durablement les cartes du conflit ukrainien. Mardi, Volodymyr Zelensky a partagé la vidéo d’un soldat chinois arrêté dans la région de Donetsk. L’individu, vêtu d’un treillis militaire et les mains colsonnées, combattait aux côtés des forces russes avant sa capture, assure le président ukrainien, qui a exigé des clarifications de la part de Pékin.
Our military has captured two Chinese citizens who were fighting as part of the Russian army. This happened on Ukrainian territory—in the Donetsk region. Identification documents, bank cards, and personal data were found in their possession.
— Volodymyr Zelenskyy / Володимир Зеленський (@ZelenskyyUa) April 8, 2025
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Vingt-quatre heures après la publication du clip, des doutes subsistent quant à l’identité réelle du prisonnier, arrêté simultanément avec un autre ressortissant. Ce qui est «100% certain, c’est qu’ils sont chinois», confirme Thierry Kellner, professeur à l’ULB et spécialiste de la Chine. L’homme (qui apparaît seul dans la vidéo) «s’exprime en mandarin, avec un accent du nord du pays. Il est donc probablement originaire des territoires proches de la frontière russe.» Sa tenue et sa référence à un «commandant» confirment en outre son implication militaire ou, du moins, balaie l’hypothèse d’un «touriste égaré», insiste l’expert.
Son profil reste toutefois flou. S’agit-il d’un citoyen chinois qui s’est engagé individuellement et volontairement auprès des troupes russes? Ou d’un mercenaire recruté par Moscou contre une éventuelle rémunération? «Rien n’est impossible, estime Thierry Kellner. L’armée russe essaie d’engager des soldats étrangers dans ses rangs, donc pourquoi pas des Chinois?». Dans une enquête publiée début mars, Le Monde confirmait d’ailleurs avoir identifié, sur les réseaux sociaux, une quarantaine de comptes de mercenaires chinois partis rejoindre le front aux côtés des troupes de Poutine. Les deux prisonniers arrêtés mardi seraient ainsi loin d’être des cas isolés, selon Volodymyr Zelensky, qui assure que des tas d’autres ressortissants chinois auraient suivi le même chemin. «Ces hypothèses pourraient en tout cas démontrer que la propagande de Moscou relayée en Chine fonctionne auprès de la population, encline à rejoindre les troupes russes», analyse Thierry Kellner.
Une neutralité de façade
Les soldats capturés à Donetsk pourraient aussi bien appartenir à des sociétés chinoises de sécurité dites «privées», avance le professeur de l’ULB. Or, très souvent, ces compagnies entretiennent des «liens étroits» avec l’armée chinoise. Sous-traiter à ces compagnies permet en quelque sorte au gouvernement chinois de «nier son implication officielle» dans différents conflits. Dernière option, et non des moindres: les soldats pourraient avoir été directement envoyés par l’armée chinoise (en tant que membres ou anciens officiels), ce qui plaçerait Pékin «dans une position très délicate».
Depuis le début du conflit ukrainien, la Chine joue en effet la carte de la neutralité, allant même jusqu’à se présenter comme une potentielle médiatrice de paix. Une position réaffirmée dans la foulée des accusations de Zelensky. «La position de la Chine sur la crise ukrainienne est claire et sans ambiguïté, a rappelé Lin Jian, un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères. (…) Le gouvernement a toujours demandé à ses citoyens de se tenir à l’écart des zones de conflit armé, d’éviter d’être impliqués dans des conflits armés sous quelque forme que ce soit et, en particulier, d’éviter de participer aux opérations militaires de quelque partie que ce soit.» Mais derrière cette neutralité de façade, le cœur chinois penche clairement pour Moscou.
Des exportations à double usage
Depuis des mois, Pékin agit comme un vrai facilitateur pour la Russie, notamment sur le plan économique. «La Chine est un partenaire commercial de premier plan pour Moscou, tant au niveau des exportations que des importations», rappelle Thierry Kellner. Elle a également su se rendre utile dans le domaine militaire, via la fourniture de produits à double usage, tels que de l’imagerie satellite, des drones ou des pièces de rechange, qui peuvent être utilisés tant à des fins civiles que militaires. Une manière habile de contourner les sanctions occidentales. «Aujourd’hui, la Chine est devenue très utile à la machine de guerre russe, c’est certain», insiste le professeur de l’ULB.
En outre, sur le plan géopolitique, la Chine n’a pas voté la moindre résolution aux Nations unies pour condamner l’offensive russe. Aux termes «agression» ou «invasion», Pékin préfère d’ailleurs l’édulcorant «crise» dans son discours officiel. Une narration importée tout droit de Moscou, et relayée à outrance dans les médias chinois. Bref, entre propagande et aides économico-militaires, le soutien de Pékin prend aujourd’hui des allures «multiformes», résume Thierry Kellner. Un partenariat d’ailleurs à nouveau dénoncé par les Etats-Unis, qui ont qualifié de «troublante» la capture des deux soldats.
Préserver les liens économiques avec l’UE
Déjà maintes fois remise en doute, la théorie de la neutralité chinoise risque à nouveau d’être discréditée par les récents événéments. D’autant que l’arrestation des deux soldats s’est produite en territoire ukrainien occupé (bien que la Russie revendique de longue date le contrôle du Donetsk). «Cela explique la réaction virulente de Zelensky», estime Thierry Kellner. Une étape supplémentaire a en effet été franchie par rapport au déploiement, en octobre, de troupes nord-coréennes dans la région russe de Koursk. «Pyongyang pouvait alors jouer la carte de l’alliance militaire, en affirmant vouloir prêter main forte aux Russes sur leur propre territoire, soi-disant « envahi » par l’armée ukrainienne, contextualise le spécialiste de la Chine. Ici, la justification chinoise est plus difficile à faire valoir.»
Toutefois, la piste d’un véritable interventionnisme chinois dans le conflit ukrainien reste difficile à établir. L’hypothèse de mercenaires recrutés par Moscou semble pour l’heure la plus probable. Car, sur le papier, la Chine n’aurait aucun intérêt à s’engager militairement aux côtés des Russes. «Au contraire, ce serait très problématique, avertit Thierry Kellner. Ca mettrait Pékin en porte-à-faux avec les Européens, soutiens inconditionnels de Kiev, dans un contexte économique déjà très délicat avec les Etats-Unis.» Engagée dans une guerre commerciale sans précédent avec les Américains, la Chine ne pourrait pas se permettre de s’attirer en plus les foudres des marchés européens. «Elle ferait alors une croix sur ses deux principaux partenaires commerciaux, qui représentent plus de 50% de la totalité de son commerce extérieur», insiste le spécialiste. Seules les opérations «les plus dissimulées possibles» pourraient ainsi se justifier pour Pékin.
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