Argentine: pourquoi le président élu Javier Milei va être contraint à des concessions
Le président élu d’extrême droite doit composer avec la droite pour former un gouvernement. De quoi lisser ses mesures radicales.
L’Argentine, deuxième puissance économique d’Amérique du Sud, sera dirigée à partir du 10 décembre par un président d’extrême droite anarcho-capitaliste, Javier Milei. Ce séisme opéré aux dépens de l’historique famille politique péroniste (du nom du président Juan Perón, au pouvoir de 1946 à 1955) secoue un pays miné par une profonde crise économique. Pour y remédier, le président élu promet un remède de cheval. Pourtant, malgré sa large victoire le 19 novembre, il est probable qu’il ne puisse pas mettre en application toute la radicalité de son programme. Revue des enjeux de ce changement de pouvoir avec Frédéric Louault, professeur de science politique de l’ULB.
En politique internationale, on sait juste que son projet se tourne vers les Etats-Unis et Israël.
Javier Milei pourra-t-il mettre en œuvre ses propositions électorales vu son manque d’assise au Parlement et parmi les gouverneurs de province?
Javier Milei est pris dans un certain paradoxe. Il est renforcé par la grande marge de sa victoire à l’élection présidentielle, près de douze points d’avance sur son rival Sergio Massa. D’un autre côté, il est conscient qu’il doit en partie sa victoire à la droite traditionnelle et qu’il devra lui faire des concessions, notamment au groupe de l’ancien président Mauricio Macri (NDLR: 2015-2019). Avec le peu de poids qu’a au Congrès son groupe politique, La Liberté avance, son manque de relais au plan local et la virulence de l’opposition dans les institutions et dans la rue, il devra trouver des convergences entre les programmes des deux groupes politiques.
Le programme du futur gouvernement en sera-t-il adouci?
Oui. Quand les sondages laissaient à penser qu’il gagnerait dès le premier tour, Javier Milei avait l’espoir de gouverner seul et de ne devoir rendre de comptes à personne. Sachant qu’il n’a récolté que 30% des voix au premier tour et que les 25 points supplémentaires qu’il a engrangés au second, il les doit directement au soutien que lui ont accordé rapidement Mauricio Macri et Patricia Bullrich (NDLR: la candidate de droite arrivée troisième au premier tour du scrutin), il est sous une certaine pression. Cela va le pousser à mettre de l’eau dans son vin, même si, dans l’euphorie de la victoire, il a remis une pièce dans son projet radical. Il devra forcément mettre de côté certains aspects de son programme ou, du moins, la temporalité de leur application. Il devra gérer son agenda entre les urgences économiques et des projets importants mais qui pourraient être mis en place à moyen terme.
La défaite de Sergio Massa signe-t-elle un tournant dans l’histoire du péronisme?
Le péronisme s’est largement affaibli, surtout dans l’intérieur du pays. Il reste assez fort dans la province de Buenos Aires. Sergio Massa était lui-même un péroniste dissident qui, lors des élections présidentielles de 2015, était arrivé troisième au premier tour, et n’avait pas appelé, au second, à voter contre le candidat péroniste, Daniel Scioli, opposé au futur président Mauricio Macri. Cela met au jour la fragilité des alliances dans ce que l’on appelle le péronisme, un projet politique divisé en différents sous-groupes. La dernière élection a aussi montré la fragilisation de l’enracinement local du péronisme, qui n’a pas été en mesure de mobiliser son électorat et surtout d’attirer vers Sergio Massa les électeurs les plus jeunes. Il y a un enjeu générationnel autour du péronisme: comment renouveler le «pacte péroniste» au-delà de la génération sortante et comment toucher celle des 18-30 ans notamment, qui a largement voté pour le candidat alternatif Javier Milei?
L’opposition au nouveau président viendra-t-elle d’abord des syndicats et des organisations de la société civile?
Les syndicats et des groupes de la société civile pourraient constituer un front assez virulent, notamment si certains de leurs intérêts directs sont remis en question. On peut penser au syndicat des transports, camionneurs ou transports publics, ou à d’autres groupes de travailleurs qui pourraient résister à un projet de démantèlement de l’Etat et de privatisation. On sait à quel point ils peuvent être puissants. Le mouvement des piqueteros a été capable de bloquer des routes et de mettre presque à l’arrêt le pays dans les années 1990. D’autres poches d’opposition pourront aussi se mobiliser, notamment au congrès où le péronisme, autour de Sergio Massa, a encore une force assez expressive, et, à l’échelon local, par exemple dans la province de Buenos Aires, qui est gouvernée par Axel Kicillof, une des étoiles montantes de la gauche argentine.
Le changement de pouvoir en Argentine modifiera-t-il les relations avec ses voisins? Javier Milei n’a pas été tendre avec le président brésilien Lula pendant la campagne…
Javier Milei est assez imprévisible. On sait juste que son projet se tourne vers les Etats-Unis et Israël, où il a décidé de se rendre avant le début de son mandat. On sent qu’il y aura des réorientations diplomatiques. En ce qui concerne le Brésil, les tensions diplomatiques ont cours depuis quelque mois déjà. Les deux pays ont été dirigés par des leaders en opposition. Quand Jair Bolsonaro était président du Brésil, il a dû faire face à des difficultés sur le plan diplomatique avec l’Argentine dirigée par Alberto Fernández. Maintenant, c’est une sorte de retour de balancier. Le Brésil est au centre-gauche, l’Argentine à l’extrême droite. Cela peut créer des tensions. Cela étant, il ne faut pas oublier que le Brésil est un des principaux partenaires commerciaux de Buenos Aires et que l’Argentine a tout intérêt à entretenir de bonnes relations avec son voisin géant. On peut penser qu’un certain pragmatisme présidera aux relations. On pourrait, en revanche, assister à des changements assez rapides en matière d’intégration régionale parce que Javier Milei a été très critique à l’égard du Mercosur (marché commun de l’Amérique du Sud) et de son organisation actuelle. L’intégration sud-américaine de l’Argentine risque donc d’être remise en cause.
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