La dernière expression publique d’Evgueni Prigojine, patron de Wagner, le situe en Afrique. © dr

Après la mort de Prigojine, le groupe Wagner oscille entre Bélarus et Afrique

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Avant sa disparition, Evgueni Prigojine était réapparu en Afrique. L’indice d’une réorientation de ses hommes loin de l’Ukraine. La Pologne et la Lituanie ne sont pas plus apaisées.

Avant de disparaître brutalement dans le crash d’un avion privé entre Moscou et Saint-Pétersbourg, Evgueni Prigojine était réapparu le lundi 21 août dans une vidéo filmée sur fond de terre africaine brûlée par le soleil. Depuis l’échec de sa rébellion ou de son coup d’Etat le 24 juin dernier, le dirigeant de la société militaire privée Wagner s’était fait discret. Une vidéo devant certains de ses hommes relégués au Bélarus, une photo avec le chef du protocole du Président centrafricain en marge du sommet Russie-Afrique et la volonté, sans doute, de faire profil bas et de se prémunir tant que faire se peut des foudres du Kremlin tout en continuant à séjourner à l’occasion dans son fief de Saint-Pétersbourg… La révélation que Vladimir Poutine s’était entretenu avec son ancien «cuisinier» pendant au moins trois heures, à Moscou, le 29 juin, soit quatre jours à peine après le coup de force, avait semé le doute sur la réalité de la rupture définitive entre les deux hommes. Evgueni Prigojine pouvait encore servir au président russe, engagé dans l’épreuve la plus périlleuse de son déjà long règne.

En Centrafrique?

La vidéo postée le 21 août semblait accréditer l’idée que le groupe Wagner était désormais tenu de réorienter et de concentrer ses activités sur le terrain africain. Politiquement, l’hypothèse la plus probable est que la déclaration d’Evgueni Prigojine ait été filmée en République centrafricaine. Ce pays est celui où la société de mercenaires russes est la plus implantée. Et le pouvoir du président Faustin-Archange Touadéra, «ami» de Moscou, a été conforté par l’approbation par référendum, le 30 juillet, d’une modification de la Constitution qui supprime la limitation des mandats du chef de l’Etat. Le propos du dirigeant de Wagner remettait cependant en doute cette localisation. Notre groupe «mène des opérations de reconnaissance et de recherche pour rendre la Russie encore plus grande sur tous les continents et l’Afrique encore plus libre. Justice et bonheur pour les peuples africains. Des cauchemars pour l’Etat islamique, Al-Qaeda et d’autres gangs», promettait Evgueni Prigojine. Or, c’est plutôt du côté du Mali, autre Etat où sa société s’est installée avec l’accord des militaires au pouvoir, que sévissent les groupes djihadistes que le chef mercenaire est déterminé à combattre.

La Pologne redoute des actions de déstabilisation en provenance du Bélarus.
La Pologne redoute des actions de déstabilisation en provenance du Bélarus. © belgaimage

Drôle de mission au Bélarus

Tous les hommes de Wagner étaient-ils voués à suivre leur mentor en Afrique ? Evgueni Prigojine avait assuré, dans une vidéo publiée le 19 juillet, qu’ils ne combattraient plus en Ukraine mais bien en Afrique. Et le Centre national de résistance de l’armée ukrainienne a révélé qu’un millier d’entre eux auraient quitté leur sanctuaire près de Minsk parce qu’ils n’étaient pas satisfaits de leur salaire. Prélude à un transfert vers le Sahel? La concordance des objectifs de Prigojine et de ses mercenaires n’était cependant pas garantie.

Notre groupe mène des opérations de reconnaissance et de recherche pour rendre l’Afrique encore plus libre.

La pression sur les voisins du Bélarus, en tous cas, ne faiblit pas. C’est chez cet allié inconditionnel que Vladimir Poutine a trouvé une «planche de salut» aux combattants de Wagner qui ne souhaitaient pas intégrer l’armée régulière ou être rendus à la vie civile. Officiellement, leur mission consiste à contribuer à la formation des forces bélarusses. Déjà au moment de leur affectation dans une caserne réhabilitée du centre du pays, l’Ukraine y avait vu une possible aggravation de la menace militaire à sa frontière nord avec le Bélarus.

Fin juillet, la Pologne s’est alarmée du transfert de certains d’entre eux à l’ouest du pays d’Alexandre Loukachenko. Le Premier ministre Mateusz Morawiecki avait alors annoncé le déploiement futur de quarante mille soldats polonais le long de la frontière orientale du puissant Etat membre de l’Otan. Le pouvoir bélarusse avait démenti l’interprétation par Varsovie du déplacement des hommes de Wagner, garantissant qu’il était uniquement motivé par les besoins d’une formation de militaires dans les casernes de Brest et à Grodno, situées à l’ouest du Bélarus.

La menace d’infiltrations

Avérée, surestimée, ou altérée par la mort de Prigojine, la nouvelle menace venue du Bélarus rythme la vie politique et sécuritaire de la Pologne et de la Lituanie. La première envisage différents scénarios de déstabilisation. Par exemple, une répétition de l’afflux provoqué de migrants auquel le pouvoir de Minsk s’était prêté à l’égard de la Pologne mais aussi de la Lituanie et de la Lettonie, en novembre 2021, qui avait été vu comme des représailles aux sanctions imposées par l’Union européenne au régime Loukachenko après sa répression de la contestation de l’élection présidentielle truquée du 9 août 2020. Une autre possibilité est l’infiltration d’hommes de Wagner sur le territoire polonais pour y commettre des attentats. «Ils seront probablement déguisés en garde-frontières bélarusses et aideront les immigrés illégaux à entrer sur le territoire polonais, pour déstabiliser la Pologne. Ou ils tenteront de s’infiltrer [eux-mêmes] en se faisant passer pour des immigrés illégaux, ce qui crée des risques supplémentaires», a averti le chef du gouvernement Mateusz Morawiecki, le 29 juillet.

La Lituanie, de son côté, a fermé le 18 août deux des six postes-frontières qu’elle partage avec le Bélarus, ceux de Sumskas et de Tverecius. Des raisons sécuritaires et techniques ont été avancées. Ils ne sont pas équipés de systèmes de détection à rayons X comme les quatre autres. Dans la foulée, mais peut-être de manière excessive, l’ambassade des Etats-Unis à Minsk a appelé tous les ressortissants américains à quitter le Bélarus.

Un corridor stratégique

Pologne, Lituanie, Bélarus…: cette zone à proximité du champ de bataille ukrainien recèle un enjeu stratégique majeur. Soixante-cinq kilomètres séparent le «monde russe» représenté par le Bélarus de l’exclave de Kaliningrad (15 000 km2, soit la moitié de la Belgique, pour un million d’habitants), un territoire russe dont la continuité géographique avec la mère patrie a été rompue au moment des indépendances des pays baltes de l’URSS en 1991. Une bande de terre qui longe la frontière entre la Pologne (au nord-est) et la Lituanie (dans sa partie méridionale) constitue le chemin le plus court entre le Bélarus et Kaliningrad. Elle porte le nom de corridor de Suwalki, du nom de la ville polonaise la plus proche. L’adhésion en 2003 des pays baltes à l’Union européenne a accru le sentiment d’appartenance à deux mondes différents, puis opposés.

Le pouvoir de nuisance des membres du groupe Wagner au Bélarus est-il surestimé?

Et pourtant… Au temps où les deux parties entretenaient encore des relations relativement apaisées, un sommet entre l’Union européenne et la Russie, à Bruxelles, accouchait, le 11 novembre 2002, d’un accord sur le transit des citoyens russes entre l’exclave et le Bélarus. Un «document de transit facilité», sorte de visa à entrées multiples, au coût réduit et aux modalités simplifiées, permettait aux Russes de Kaliningrad de voyager de façon plus commode vers le reste de la Russie. Dix ans et une «opération militaire spéciale» plus tard, les sanctions de l’Union envers la Russie ont définitivement brisé cette coopération.

L’application par Vilnius des sanctions de l’Union européenne a provoqué un accès de tensions avec Moscou en juin 2022. La Lituanie a alors interdit le transit ferroviaire de marchandises sous le coup des restrictions européennes. La Russie a crié à la violation du droit international, une accusation un peu cavalière de la part d’un Etat agresseur de son voisin, et promis des représailles. On les attend toujours. Les intérêts des deux pays sont trop importants pour justifier une aggravation de la crise. Le média d’investigation lituanien Siena a même révélé, en février 2023, que le régime de sanctions connaissait quelques failles. Une entreprise bélarusse d’engrais nommément visée avait créé une nouvelle société pour passer sous les radars et continuer ses exportations vers Kaliningrad.

Les hommes de Wagner partis, l’armée ukrainienne engrange ses plus «grandes» avancées dans la région de Bakhmout.
Les hommes de Wagner partis, l’armée ukrainienne engrange ses plus «grandes» avancées dans la région de Bakhmout. © belgaimage

Le corridor de Suwalki sera-t-il un jour le théâtre d’opérations de déstabilisation de la part des mercenaires de ce qui restera du groupe Wagner ? Ou le pouvoir de nuisance de ceux-ci dans le conflit en Ukraine et ses éventuelles extensions a-t-il été surestimé? L’hypothèse d’une séparation entre les activités de Wagner en Afrique et celles de ses miliciens intégrés dans les forces russes régulières, ce qui annihilerait de facto l’action de la société en Ukraine et au Bélarus, est encore plus plausible depuis l’annonce de la mort d’Evgueni Prigojine. Elle ne garantirait pas pour autant un apport à l’armée russe, équivalant à celui d’un groupe autonome boosté par un chef sans doute perçu comme charismatique en dépit de la cruauté de ses méthodes. Après tout, l’armée ukrainienne a engrangé un grand nombre de ses timides avancées, depuis le lancement de sa fameuse contre-offensive, dans la région de Bakhmout, celle-là même où la Russie a dû pallier le départ des hommes du groupe Wagner. En revanche, une concentration des forces de celui-ci au Sahel ne pourrait qu’inquiéter les populations africaines.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire