Anne de Tinguy : «La puissance et l’influence soviétiques obsèdent Poutine»
L’URSS a été créée le 30 décembre 1922. Cent ans plus tard, Vladimir Poutine veut rendre à la Russie la puissance et l’influence qu’elle avait pendant la période soviétique. Pour l’historienne et politologue Anne de Tinguy, le président russe n’a pas les moyens de sa politique de grandeur et son mépris pour l’Ukraine et l’Occident lui font oublier les intérêts de son pays.
En 1922 s’achève la sanglante guerre civile qui embrase l’ancien empire tsariste depuis le printemps 1918. La victoire des bolcheviques, acquise au prix de la «terreur rouge», est sanctionnée par la création, le 30 décembre 1922, de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). L’ égalité des républiques fédérées est proclamée, tout comme leur droit à l’autodétermination. En réalité, la volonté centralisatrice d’un Parti communiste déjà stalinien s’impose.
Un siècle plus tard, l’invasion russe de l’Ukraine illustre l’obsession de Vladimir Poutine: rendre à la Russie la puissance et l’influence qu’elle avait pendant la période soviétique, qui s’est achevée avec l’éclatement de l’URSS, en décembre 1991. Malgré sa décision d’annexer à la Russie quatre régions ukrainiennes – en plus de la Crimée – et la poursuite d’une guerre dévastatrice, le maître du Kremlin assure qu’il «n’ aspire pas» à restaurer l’Union soviétique. Il a néanmoins qualifié, en 2005, l’effondrement de l’URSS de «plus grande catastrophe géopolitique du siècle dernier». L’ ex-officier du KGB, en poste à Dresde à l’époque de la chute du Mur, a vécu la disparition de l’empire soviétique comme une tragédie et une humiliation.
Le legs soviétique marque fortement la stratégie d’influence du Kremlin.
Pour l’historienne et politologue Anne de Tinguy, spécialiste de l’Union soviétique, dont le dernier ouvrage, Le Géant empêtré. La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine (1), est sorti récemment, «le président russe a engagé son pays dans un conflit néo-impérial d’un autre âge. C’est une tragédie pour l’Ukraine, un séisme pour l’Europe et un point de bascule pour la Russie.»
Créée il y a un siècle, l’URSS était, théoriquement, une «union volontaire de nations libres». Comment s’est imposée la fusion entre la Russie et les autres républiques et la centralisation du pouvoir sous la direction du Parti communiste?
Lors de leur arrivée au pouvoir, les bolcheviques s’affirment en rupture avec le passé tsariste. Ils refusent de reprendre à leur compte les engagements internationaux pris par leurs prédécesseurs. Par la suite, les dirigeants soviétiques nieront toujours la nature coloniale de leur empire. Mais cette rhétorique ne correspond pas à la réalité. Contrairement à ce qu’avancent les textes officiels, l’URSS n’a jamais été une «union librement consentie de républiques égales en droit», libres de quitter éventuellement la fédération. Le pouvoir soviétique est parvenu à reconstituer l’empire tsariste qui s’était désagrégé après la révolution d’octobre 1917, avec la sortie de la Pologne, de la Finlande, des pays Baltes et de la Bessarabie.
Comment la Russie soviétique est-elle parvenue à reconquérir les territoires perdus?
Dans un premier temps, par le biais de traités bilatéraux. Ils ont été signés en 1920-1921 avec plusieurs pays voisins qui avaient pris leur indépendance, dont l’Ukraine et la Géorgie. Ces traités ont été présentés comme des alliances entre égaux. En fait, ils ont limité la marge de manœuvre de ces pays, notamment en politique étrangère. Ils ont été suivis par une intégration économique, puis, en 1922, par la mise en place d’une fédération de républiques d’emblée dominée par la Russie. La progression territoriale a repris à la faveur du pacte de non-agression germano-soviétique d’août 1939 et du protocole secret de partage de l’Europe de l’Est qui l’accompagnait. L’URSS a alors occupé la partie orientale de la Pologne et des terres finlandaises, et elle a annexé les pays Baltes, la Bucovine et la Bessarabie. A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ces annexions de 1939-1940 ont été incorporées à l’Union soviétique. De larges territoires de l’ancien empire tsariste ont ainsi été récupérés. Au lendemain de la guerre, l’URSS s’est entourée d’un glacis protecteur: elle a étendu son pouvoir sur les Etats est-européens, intégrés dans une communauté socialiste sans tenir compte des souhaits des populations. Sous la contrainte, ces pays ont été transformés en satellites.
La Russie a dominé un ensemble intégré dont les frontières internes ont été modifiées. Quelles furent les conséquences lors de la disparition de l’URSS?
Les frontières entre républiques soviétiques étaient des limites administratives. Certaines ont été redessinées pour des raisons politiques. Entre 1925 et 1936, la Russie s’est délestée de la plupart des républiques d’Asie centrale, ce qui est révélateur du peu d’importance accordé aux frontières. Dans la même logique s’inscrit, en 1954, le rattachement à l’Ukraine de la péninsule de Crimée, terre historiquement tatare annexée en 1783 par Catherine II. Ce cadeau fait par Nikita Khrouchtchev est de la simple routine administrative, qui ne prêtait pas à conséquence dans un ensemble unifié. L’ éclatement de l’URSS a changé la donne: en 1991, la Crimée obtient le statut de république autonome au sein de l’Ukraine indépendante. Puis, en 2014, au lendemain de la révolution ukrainienne de Maïdan, la péninsule est annexée par la Russie.
Vladimir Poutine est-il un nostalgique de l’URSS?
Le président russe n’a pas de sympathie pour le communisme. S’il regrette la disparition de l’empire soviétique, c’est parce que l’URSS était respectée et crainte en tant que deuxième puissance mondiale. La «derjavnost», le culte de la puissance, est bien ancrée dans les cercles dirigeants russes. Ce terme recouvre l’idée, très répandue dans la société russe, que la Russie est vouée à être un grand pays par son histoire, sa culture et son potentiel économique. Le legs soviétique marque fortement la stratégie d’influence du Kremlin. Le pouvoir russe est enfermé dans un univers mental au sein duquel les passions ont pris le dessus sur les intérêts. La décision de Poutine d’envahir l’Ukraine confirme sa vision néo-impériale de l’espace postsoviétique. A l’instar de beaucoup de Russes, il a vécu l’indépendance de l’Ukraine, en 1991, comme une amputation. La souveraineté ukrainienne n’est acceptable, selon lui, «que dans le cadre d’un partenariat étroit avec la Russie». Elle est jugée intolérable depuis que Kiev se rapproche de l’Union européenne et des Etats-Unis.
Quel but poursuit le président russe?
Son obsession est que la Russie soit traitée par les grandes puissances comme une égale. Cette politique de grandeur donne une place centrale aux apparences, à l’affichage, à la posture. L’important pour le Kremlin est que la Russie joue dans la cour des grands. D’où l’attention accordée aux gains symboliques. Vladimir Poutine ne cherche pas à convaincre. Il préfère recourir à la contrainte. L’ invasion de février dernier illustre cette attitude. De longue date, la Russie pèse sur l’Ukraine dans les domaines économique, politique, militaire et culturel. Au lieu d’essayer de se faire apprécier des Ukrainiens, le pouvoir russe a opté pour le mépris, la pression et la force, avec le résultat que l’on connaît: la montée, dans la population ukrainienne, d’un fort ressentiment, moteur de sa résistance acharnée à l’envahisseur. On se demande comment Poutine a pu imaginer que l’armée russe serait accueillie en libératrice en Ukraine!
Que cache l’ambition de puissance de Poutine?
La Russie poutinienne est marquée par sa géographie et son histoire. Elle est dotée du plus grand territoire de la planète, à cheval sur l’Europe et l’Asie. Elle a de fabuleuses richesses naturelles. Elle est l’héritière d’un empire séculaire. Sa culture est d’une extrême richesse. «La Russie a été un grand pays et elle le restera», assurait Poutine en 1999. Le pays a des atouts considérables, mais ses dirigeants, comme ceux de l’ex-URSS avant son déclin, concentrent les efforts nationaux sur le secteur militaire et la puissance à l’international. La priorité accordée à la conflictualité et au rapport de force conduit à négliger le développement interne. La Russie reste un acteur majeur des relations internationales: c’est une puissance nucléaire, un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et elle se permet d’intervenir militairement en Syrie et en Ukraine. Elle est pourtant, depuis des siècles, une «puissance pauvre», comme l’appelait, en 1993, l’historien et économiste Georges Sokoloff. Elle est incapable de rattraper le retard économique qu’elle accuse par rapport aux démocraties occidentales. L’ écart reste considérable avec les Etats-Unis et les Etats européens et, facteur aggravant, il l’est devenu avec la Chine. Cette situation découle de l’incapacité de la Russie à diversifier son économie, à apparaître autrement que comme un Etat rentier. Le président Joe Biden lui-même constatait, en juillet 2021, que son homologue russe «est à la tête d’une économie qui a des armes nucléaires, des puits de pétrole et rien d’autre».
La politique russe de grandeur donne une place centrale aux apparences, à la posture, aux gains symboliques.
Vous opposez la politique gorbatchévienne, qui s’est achevée par l’écroulement de l’URSS, et celle de Poutine, qui a engagé son pays dans un conflit dévastateur en Ukraine. Quelles comparaisons peut-on faire entre ces deux époques si différentes?
Gorbatchev se distingue de Poutine sur plusieurs points fondamentaux. Le dernier président de l’URSS a rejeté le principe du recours à la force et s’est engagé sur la voie du désarmement conventionnel et nucléaire, ce qui a permis de mettre un terme à la guerre froide. Il est à l’opposé de la politique guerrière de Poutine. Gorbatchev a donné la priorité au développement interne et à la restructuration du système socioéconomique, la perestroïka. La glasnost a permis la liberté d’expression, alors que Poutine a muselé les médias indépendants et est incapable de répondre à la contestation autrement que par la répression et un recours intensif à la propagande. Gorbatchev a rapproché la Russie de l’Occident, tandis que Poutine l’en éloigne.
Pourquoi un tel changement de cap?
Le regard russe sur l’Occident a changé à partir du milieu des années 1990. La récession économique et le chaos interne, qui ont lourdement touché la population, et la perte du glacis en Europe de l’Est ont été ressentis en Russie comme des humiliations. Les rapports russo-occidentaux se sont aussi dégradés en raison de litiges, notamment sur l’élargissement à l’est de l’Otan. Une orientation «eurasienne» s’est progressivement imposée, selon laquelle la Russie est un pays singulier dont les intérêts ne coïncident pas avec ceux des pays occidentaux. Poutine a encouragé l’idée que les Etats-Unis et leurs alliés cherchaient à affaiblir la Russie, voire à la détruire. Les soulèvements populaires dans l’ex-URSS, en particulier la «révolution des roses» en Géorgie en 2003 et la «révolution orange» en Ukraine en 2004, ont été interprétés par le Kremlin comme des manipulations occidentales visant à nuire aux intérêts russes. L’ Occident a été décrit comme un foyer de décadence morale et les Etats-Unis comme une puissance en déclin. La dégradation des relations a amené le pouvoir russe à se rapprocher de la Chine et d’autres pays émergents.
Poutine envisage-t-il de reconstituer une «grande Russie»?
Il a affirmé à maintes reprises que son pays n’avait pas de frontières. Il considère que les minorités russes des autres républiques de l’ex-URSS font partie de la nation russe et que Moscou a le devoir de les défendre. Il justifie ainsi le soutien militaire russe aux sécessionnistes de Géorgie et d’Ukraine. Cette politique inquiète les voisins de la Russie, y compris la Lettonie et l’Estonie, membres de l’Union européenne et de l’ Alliance atlantique qui comptent d’importantes minorités russes. D’autant que Poutine n’hésite pas à recourir à un vocabulaire outrancier: en mars dernier, il a accusé Kiev de commettre un «génocide» dans le Donbass.
Comment le Kremlin en est-il arrivé à décider d’envahir et de bombarder l’Ukraine?
A ses yeux, l’Ukraine est une création artificielle, une «variante régionale de la nation russe». Poutine affirme que les deux peuples sont «frères», mais cela ne l’empêche pas d’ordonner des bombardements massifs sur des cibles civiles et des infrastructures énergétiques ukrainiennes. Il cherche à terroriser ces «frères» en les plongeant dans le froid et le noir au plus fort de l’hiver. Le président russe veut empêcher l’Ukraine de devenir un Etat démocratique ouvert à l’économie de marché et intégré dans l’Union européenne, ce qui en ferait un formidable pôle d’attraction et un redoutable concurrent pour la Russie.
Parviendra-t-il à réintégrer l’Ukraine dans la zone d’influence russe?
L’Ukraine est perdue pour la Russie. Poutine voulait limiter l’influence euro-atlantique dans les pays voisins du sien, mais sa politique a produit l’effet inverse. La Suède, la Finlande et l’Ukraine veulent rejoindre l’Otan. La Moldavie a déposé sa candidature d’adhésion à l’Union européenne le 3 mars dernier, un jour après la Géorgie et trois jours après l’Ukraine. L’invasion de l’Ukraine est une guerre d’agression de haute intensité qui bouleverse les équilibres stratégiques en Europe et renvoie aux heures les plus sombres de l’histoire de l’URSS et du Vieux Continent. Le déchaînement de violence auquel se livre l’armée russe depuis le 24 février referme la page de l’histoire qui s’était ouverte à la fin des années 1980. La guerre en Ukraine marque l’épilogue des formidables attentes qu’avaient fait naître en Europe et dans l’espace postsoviétique la chute du rideau de fer, la réunification du continent et l’objectif affiché par le Kremlin d’engager la «nouvelle Russie» sur la voie de la démocratie et de l’économie de marché. Le conflit ouvre une période lourde d’incertitudes.
Pourquoi peine-t-on, en Occident, à décrypter les intentions du Kremlin?
Le fonctionnement du pouvoir poutinien est encore plus opaque qu’au temps de l’URSS. Les organes soviétiques étaient bien définis. Au sommet, le Politburo rassemblait les principales figures politiques du régime. Les grandes décisions y étaient prises, même si c’était souvent en petit comité. Aujourd’hui, il existe un conseil de sécurité, organe consultatif à la disposition du président. Mais qui sait comment s’organisera la succession de Poutine?
Comment voyez-vous l’avenir de la Russie?
Poutine mène son pays dans une impasse. L’ avenir de la Russie dépend de la réponse à une question essentielle: les périodes gorbatchévienne et eltsinienne sont-elles une parenthèse dans l’histoire du pays, ou bien la parenthèse est-elle le règne de Poutine? Difficile de trancher. Le président russe n’a pas cherché à doter son pays d’une capacité d’action globale qui lui permettrait de rayonner dans le monde et d’y avoir une influence durable. L’ invasion de l’Ukraine, décision insensée puisque ce pays ne menaçait pas la Russie, coûte cher à l’économie russe. La guerre est une tragédie pour les Ukrainiens et un désastre pour l’Europe, mais elle conduit aussi à un affaiblissement de la Russie, quelle que soit l’issue du conflit. Sanctionnée par les pays occidentaux, elle se retrouve marginalisée. L’ attitude de Poutine amène à se demander si le Kremlin n’a pas accepté ce déclin.
Bio express
1950 Naissance, à Neuilly-sur-Seine.
1981 Docteure en science politique, rattachée au Centre de recherches internationales (Ceri), CNRS-Sciences Po.
1989 Auditrice de l’Institut des hautes études de défense nationale.
2004 Publie La Grande Migration. La Russie et les Russes depuis l’ouverture du rideau de fer (Plon, 672 p.).
2005 Professeure des universités à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).
2008 Publie Moscou et le monde (Autrement, 224 p.).
2015 Dirige Regards sur l’Eurasie, publication annuelle en ligne du Ceri-Sciences Po.
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