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Annabelle Pena: «La peur pervertit les perceptions humaines et asservit les esprits» (entretien)

Essayiste et ancienne magistrate, Annabelle Pena est spécialiste des droits fondamentaux. Dans son dernier livre, elle s’inquiète de l’ampleur inédite des restrictions des libertés fondamentales ces dernières années. Seul un sursaut démocratique peut nous sauver, martèle-t-elle.

La Peur a-t-elle tué nos libertés? La question que fait mine de se poser la constitutionnaliste française Annabelle Pena dans le titre de son dernier essai n’en est pas vraiment une. Pour cette juriste spécialiste des libertés et des droits fondamentaux, la peur est devenue «un moyen d’obtenir l’acceptation de restrictions de liberté, lesquelles n’apparaissent plus forcément comme telles aux yeux de ceux qui les subissent ; preuve que la peur est un puissant inhibiteur de conscience», alerte-t-elle.

Car force est de constater que cet affect léthargique n’épargne plus aucun domaine: peur que la guerre en Ukraine vire mondiale, peur d’une catastrophe climatique irréversible, peur d’une pénurie alimentaire, peur que l’état d’urgence se transforme en paradigme normal de gouvernement, peur des classes moyennes du déclassement, peur des classes populaires de la paupérisation.

Affect maudit, cette mauvaise conseillère a fait l’unanimité contre elle depuis l’antiquité gréco-romaine. Mais la voix d’Annabelle Pena dissone parmi ce chœur de contempteurs. Pour elle, la peur peut avoir des vertus. Elle est à l’origine de notre contrat social et au fondement même de l’action politique, entendue au sens noble du terme. «Il n’y a donc rien de condamnable à utiliser le sentiment de peur en politique et à prioriser l’action politique en fonction d’une classification des sources d’inquiétude», soutient-elle.

Bio express

1970 Naissance à Lourdes, le 17 août.

1998 Soutenance de thèse en droit public.

1999 Maître de conférence à l’université d’Aix-Marseille.

2000 Agrégation de l’enseignement supérieur en droit public.

2001 Professeur à l’université de Clermont-Ferrand.

2003 Professeur à l’université d’Aix-Marseille.

2012 Nommée magistrate administrative.

2016 Professeur à l’université de Toulon.

Qu’est-ce qui a incité la constitutionnaliste que vous êtes à prendre la plume et intervenir dans le débat public pour alerter sur les méfaits de la peur?

Je pense que la démocratie est en train de perdre ses marqueurs essentiels. Les théories politiques des Lumières ne sont plus en mesure de répondre aux attentes du nouveau millénaire. Cette situation qui, hélas, n’est pas nouvelle est exacerbée par la banalisation des régimes d’exception qui projettent dans la sphère politique l’illusion d’un peuple libre. On sait que, dans le cadre de l’état d’urgence, la priorité n’est pas de protéger les libertés, mais d’organiser un système de limitation des droits individuels en cascade pour se prémunir des dangers mortifères qui menacent la société. Certes, libérer la force du Léviathan n’est pas condamnable en soi dès lors qu’il s’agit de répondre à un danger immédiat. Cependant, un état d’urgence qui dure ou se répète a pour effet pernicieux de déconstruire le rapport entre la liberté et la sécurité. Plus les circonstances se succèdent pour justifier l’impensable, plus les lignes de l’inacceptable reculent sur le terrain des libertés. Le confinement de toute une population a perdu son caractère dystopique ; le couvre-feu est entré dans les mœurs. La succession des crises ouvre la voie à un changement de paradigme ontologique: la sécurité devenant à la fois la première des libertés et un facteur de régression des droits élémentaires de chacun comme celui de pouvoir circuler librement. Je pense que nous vivons un moment historique de bascule que seul un peuple lucide peut surmonter avec sérénité. Le monde d’hier est mort, mais rien de beau ni de durable ne pourra se construire dans la précipitation et l’aveuglement. «La liberté et la démocratie exigent un effort permanent. Impossible à qui les aime de s’endormir», comme le disait François Mitterrand. Le salut de la démocratie libérale telle que nous la chérissons passe par des citoyens à même de faire leur choix en connaissance de cause. Mon livre est donc porteur d’un message simple: réveillons-nous!

Le monde d’hier est mort, mais rien de beau ni de durable ne pourra se construire dans la précipitation et l’aveuglement.

La peur peut être aussi bien vecteur d’asservissement des peuples que facteur de leur courage, soutenez-vous. Comment expliquez-vous cette dialectique?

La peur a joué un rôle essentiel dans la pensée politique moderne. Elle est au fondement de l’Etat moderne et du contrat social. Pour Hobbes, notamment, l’Etat surgit d’un pacte social né de la peur et de l’état de guerre permanent. Une telle fiction permet de donner un sens à la réunion des hommes en communauté politique et, partant, légitime l’existence d’un pouvoir de commandement centralisé. L’Etat est ainsi un totem de pacification des rapports sociaux. L’homme peut chercher à maîtriser collectivement les dangers de la vie, le sentiment de crainte lui restera malgré tout chevillé au corps parce qu’il lui est salutaire: il participe de l’instinct de survie et de la perception de la précarité de la vie. Utilisée de manière positive, la peur permet d’orienter l’effet protecteur de la puissance étatique. Par exemple, la peur du chômage conduira à une politique de relance économique par la consommation des ménages ou l’investissement des entreprises ; l’insécurité à un renforcement des moyens d’action de la police. En pointant le «sens de l’avenir», selon la formule de Max Weber, l’Etat est en quelque sorte le «réducteur des incertitudes» que décrivait Hobbes. Mais, inversement, la peur peut constituer une arme redoutable au service du pouvoir. C’est la thèse que défend Machiavel dans Le Prince, lorsqu’il écrit que «celui qui contrôle la peur des gens devient le maître de leurs âmes». Dans sa classification des régimes politiques, Montesquieu érige la peur en critère de différenciation entre le despotisme et la démocratie. La peur permet au dictateur de rester au pouvoir alors que la vertu, c’est-à-dire la recherche du bien commun, est ce qui dicte la décision démocratique.

L'«heuristique de la peur» dont s'inspire Greta Thunberg pourrait ouvrir la porte à une «dictature verte» qu'il ne faut nullement prendre à la légère, estime Annabelle Pena.
L’«heuristique de la peur» dont s’inspire Greta Thunberg pourrait ouvrir la porte à une «dictature verte» qu’il ne faut nullement prendre à la légère, estime Annabelle Pena. © GETTY IMAGES

Plusieurs études pointent l’émergence d’une nouvelle peur: la «solastalgie», ou l’ «écoanxiété», à savoir la peur provoquée par le changement climatique. Quel effet pourrait-elle avoir sur nos institutions?

Répondre aux craintes des citoyens relève du premier devoir du politique. Parce que la peur est plurielle, la classification des sources d’inquiétude permet de prioriser l’action politique qui n’a pas les moyens de satisfaire toutes les demandes. Que le besoin de protéger l’environnement devienne un enjeu central des politiques publiques n’a rien de surprenant compte tenu des effets dévastateurs du dérèglement climatique. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est que les citoyens exigent désormais de leurs dirigeants des résultats tangibles, avec le soutien inattendu des juges qui leur emboîtent le pas. Le Conseil d’Etat français n’hésite plus, quitte à se sub- stituer au politique, à sanctionner l’inaction des pouvoirs publics ou le manque de moyens déployés au terme d’un contrôle totalement inédit qu’il qualifie de «contrôle de la trajectoire» et qui n’est rien d’autre qu’un contrôle par anticipation de la pertinence des choix arrêtés au regard des objectifs à atteindre.

Certains estiment que la question climatique a atteint un tel niveau d’urgence qu’il est désormais salutaire de «faire peur». Ils revendiquent ce que le philosophe allemand Hans Jonas a appelé l’«heuristique de la peur», dont s’inspire notamment Greta Thunberg. Que pensez-vous de cette stratégie?

Il s’agit d’une stratégie extrêmement dangereuse pour la démocratie. Le bien-fondé de la cause environnementale ne saurait en effet justifier le caractère autoritaire de la méthode prônée. Hans Jonas ne croit pas à la sagesse de l’homme ni à son éthique. Selon lui, seule la peur de sa propre destruction peut pousser l’homme à s’auto- limiter. L’ instrumentalisation de la peur devient ainsi le moyen d’obtenir l’acceptation de toutes les restrictions de liberté s’inscrivant dans le sillage d’un principe de précaution édifié en dogme absolu. Le philosophe postule une forme de «tyrannie bienveillante» et croit à la clairvoyance d’une élite responsable de l’avenir des générations actuelles et futures. C’est ouvrir la porte à toutes les dérives autoritaires, voire totalitaires, dès lors que l’efficacité impose de faire voler en éclats la frontière entre espace public et sphère privée. Le risque d’une «dictature verte» n’est nullement à prendre à la légère. La peur pervertit les perceptions humaines, annihile tout discernement éclairé et asservit les esprits. Elle favorise les discours et les pratiques que la raison pure refuserait à coup sûr. Notre paix sociale est également en danger. La gestion de la pandémie a mis les gens dos à dos, en opposant les «bons» citoyens aux «égoïstes» et aux «irresponsables» qui s’ écartaient de la vérité officielle.

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Des collectifs et associations appellent à inscrire les «écocides» dans la Constitution. Quel regard porte la constitutionnaliste que vous êtes sur cette mesure?

Le droit n’est pas une baguette magique propre à réguler tous les comportements humains. La Constitution fixe un cadre au pouvoir et ancre un projet de société conformément aux valeurs fédératrices du corps social. Il est cependant erroné de croire l’inflation normative propre à régler tous les problèmes ; elle ne fait que les accentuer, en réalité. La préservation de notre planète reste avant tout une affaire de conscience collective et individuelle. Aucun salut n’est possible sans un consensus qui ne peut être acquis qu’avec la juste implication de tous, en fonction des sacrifices que chacun peut consentir.

Dans quelle mesure la guerre en Ukraine a-t-elle exacerbé cette peur? Et avec quels effets sur notre rapport aux droits fondamentaux?

La proximité géographique de cette tragédie a ramené le spectre de la dévastation au cœur de l’Europe. En France, l’invasion russe a clairement rebattu les cartes du premier tour de l’élection présidentielle. La remise en question du soutien militaire au peuple ukrainien a précipité l’effondrement du candidat Zemmour et fait perdre de précieuses voix à Mélenchon. Le combat que livre avec un courage remarquable le peuple ukrainien est aussi une leçon pour toutes les démocraties. Il redore le concept d’Etat-nation en révélant à la face du monde la puissance du sentiment national qui pousse un peuple à défendre son identité coûte que coûte, même contre Goliath.

La peur permet au dictateur de rester au pouvoir alors que la vertu, la recherche du bien commun, est ce qui dicte la décision démocratique.

La peur porte-t-elle une dimension générationnelle? Touche-t-elle une catégorie d’âge plus qu’une autre?

La peur est intrinsèque à la nature humaine, elle n’épargne personne. Seules ses origines varient. Les jeunes générations sont, par exemple, extrêmement sensibles aux questions environnementales, les plus anciennes redoutent davantage l’insécurité liée à la délinquance.

La peur concerne-t-elle certaines classes sociales plus que d’autres? Les plus défavorisées, économiquement, culturellement ou socialement, y sont-elles plus exposées?

Je ne pense pas qu’il existe de déterminismes sociaux en ce domaine. Il est clair cependant que les sources d’incertitudes sont plus variées dans les milieux sociaux les moins favorisés qui concentrent les problématiques les plus ardues du vivre-ensemble.

Quels sont, pour vous, les remèdes démocratiques pour exorciser et conjurer la peur?

De nos jours, la tragédie de la démocratie n’est pas tant que le pouvoir n’arrête plus le pouvoir, mais qu’il puisse s’exercer dans l’indifférence de la volonté du peuple. La défiance réciproque conduit les citoyens et leurs dirigeants à évoluer dans des univers parallèles, alors que le temps des choix historiques est venu.

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Quels sont ces choix?

Quelle société voulons-nous léguer à nos enfants? Quelle conception de la démocratie, quel rapport au monde adopter pour le siècle à venir? Ces problématiques ne peuvent trouver de réponse tant que la société sera celle des oppositions: l’Etat de droit contre la démocratie, la parole du juge contre le pouvoir des urnes, la vérité des gouvernants contre l’ignorance du peuple. Nous avons besoin de renouer avec la citoyenneté pour retrouver la politique et de raviver la flamme du pacte social pour refaire Nation. Nous devons revenir aux fondamentaux. La citoyenneté est un flambeau qui se transmet entre générations ; or, cette transmission ne se fait plus. Les politiques ne s’estiment plus responsables de rien alors qu’aucun exercice du pouvoir ne vaut sans responsabilité politique. Il nous faut aussi faire le pari du peuple pour réduire le choc des verticalités. Contenir l’hubris du politique suppose de rétablir la souveraineté populaire par-delà le temps des urnes, notamment en réhabilitant le referendum. Endiguer l’hubris du juge implique de redonner à la Constitution sa juste place. La solution ne passe toutefois pas uniquement par le droit. C’est aussi une question de comportement et de courage politique: il est essentiel de retrouver du respect et de l’éthique en politique.

Dans votre livre, vous évoquez également le besoin de transcendance et du sacré. Comment cela peut-il se traduire dans des démocraties laïques et en quoi peut-il les revigorer?

Nos démocraties vivent dans la quête d’un individualisme effréné au mépris de ce qui nous rassemble, transformant les rapports sociaux en une confrontation entre intérêts privés. La laïcité est dévoyée pour élever le désir de chacun en norme générale: parce que je suis libre, j’ai le droit de vaquer seins nus ou en burkini dans une piscine municipale. Il est temps de revenir à la force des principes. La démocratie n’est pas le droit de chacun contre tous. La liberté absolue n’ est qu’une quête conduisant les individus à s’élever en société et à accepter les contraintes du vivre-ensemble. Parce que la fierté de partager un destin commun est le remède à l’égoïsme individuel, il nous faut redonner sa place à la Constitution, seule capable d’ancrer l’identité d’un peuple et l’âme d’une nation autour d’un ordre structurant de valeurs et un projet de société partagé.

(1) La Peur a-t-elle tué nos libertés?, par Annabelle Pena, éd. Equateurs, 446 p.

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