Amin Maalouf prévient : « Seul un sursaut permettrait d’éviter le naufrage »
« Les ténèbres ont commencé à se répandre sur le monde quand les lumières du Levant, ma terre natale, se sont éteintes », estime Amin Maalouf dans son nouvel essai, Le Naufrage des civilisations. A 70 ans, l’écrivain d’origine libanaise tente de comprendre pourquoi l’humanité se retrouve aujourd’hui au seuil du désastre. Il observe les secousses sismiques du monde arabo-musulman, dont les répliques affectent la planète entière. Et s’inquiète des dérives identitaires, de l’obsession sécuritaire et de « l’effritement du rêve européen ».
Il y a vingt et un ans, vous dénonciez déjà, dans Les Identités meurtrières, les illusions et les pièges des affirmations identitaires. Nos sociétés sont-elles condamnées à la violence sous prétexte que tous les citoyens d’un pays n’ont pas la même langue, la même foi, la même couleur ?
Ce livre était un avertissement. Les sociétés humaines se laissent leurrer par le mythe de l’homogénéité. Le repli sur l’ethnie, la langue, la religion ou la nation, qui n’a cessé de s’accentuer, débouche sur l’exclusion, la violence. Si, au Proche-Orient, les peuples et les adeptes des différentes religions monothéistes avaient accordé leurs destins, l’humanité entière aurait eu, pour éclairer sa route, un modèle de coexistence harmonieuse et de prospérité. Mais l’inverse s’est produit : la détestation a prévalu, l’incapacité de vivre ensemble est devenue la règle. La désintégration de sociétés plurielles, de Beyrouth au Caire, a causé une dégradation morale qui affecte le reste du monde. Les lumières du Levant éteintes, les ténèbres se sont ensuite propagées à travers la planète. Ce n’est pas une coïncidence.
Le titre de votre nouvel essai, Le Naufrage des civilisations, rappelle les thèses de penseurs français « déclinistes », tels Michel Onfray ou Michel Houellebecq, qui prédisent l’effondrement de la civilisation occidentale.
Je ne me sens pas particulièrement proche de ces penseurs. J’ai développé ma propre réflexion, à partir de mon parcours personnel. Et je ne suis pas de ceux qui pensent que » c’était mieux avant « . Les découvertes scientifiques me fascinent, la libération des esprits et des corps m’enchante, et je considère comme un privilège de vivre à une époque aussi inventive et aussi débridée que la nôtre. Nous connaissons les avancées technologiques les plus spectaculaires de tous les temps. Et je ne pensais pas voir tant de pays du tiers-monde, à commencer par la Chine et l’Inde, sortir si rapidement du sous-développement. J’observe néanmoins des dérives de plus en plus inquiétantes. Elles menacent d’anéantir tout ce que notre espèce a bâti jusqu’ici. Qu’est-ce qui est allé de travers ? Nous pourrions nous diriger sereinement vers une ère de liberté, de progrès, de solidarité planétaire, d’opulence partagée. Et nous voilà lancés à toute allure sur la voie opposée. C’est le paradoxe de ce xxie siècle.
L’Union doit se doter d’un gouvernement directement élu par les citoyens.
Précisément, comment en sommes-nous arrivés-là ?
Parmi les facteurs déterminants de ce grand basculement, il y a les turbulences politiques et morales qui ébranlent le monde arabe depuis sa défaite militaire de 1967 face à Israël. Elles se sont aggravées en 1979, avec l’avènement du régime khomeyniste en Iran. Une radicalité islamiste corrosive s’est peu à peu propagée dans tous les pays musulmans et au-delà. La même année, l’Occident a connu sa propre révolution conservatrice, mise en place au Royaume-Uni par la Première ministre Margaret Thatcher. Ses idées ont vite gagné les Etats-Unis, avec l’arrivée à la Maison-Blanche de Ronald Reagan. L’économie de marché s’est imposée sur toute la planète et les inégalités sociales se sont accentuées, au point de créer aujourd’hui une caste d’hypermilliardaires, plus riches que des nations entières. Sur le moment, je n’ai pas saisi l’importance de ces deux révolutions, survenues il y a quarante ans. Elles ont provoqué, partout dans le monde, un retournement durable des idées et des attitudes.
Pas un jour ne passe, écrivez-vous, sans que l’image d’un naufrage ne vous vienne à l’esprit. Qu’est-ce qui vous préoccupe surtout aujourd’hui ?
C’est d’abord ma région natale qui me fait songer à la métaphore du naufrage. Il y a des lieux dont j’aime à prononcer les noms antiques : Ninive, Babylone, la Mésopotamie, Emèse, Palmyre, la Cyrénaïque, le royaume de Saba, jadis appelé » l’Arabie heureuse « … Ces villes ont été éventrées, ces régions se sont désintégrées et on y assiste à un déchaînement de sauvagerie. Des communautés millénaires s’enfuient, comme après un naufrage. Nulle part, désormais, on ne parvient à faire vivre ensemble, de manière équilibrée et harmonieuse, des populations chrétiennes, musulmanes et juives. Dans les pays où prévaut l’islam, les croyants des autres religions sont traités au mieux comme des citoyens de seconde zone, et trop souvent comme des parias et des souffre-douleur. Du monde arabe émane, depuis plusieurs années, une profonde détestation de soi et des autres, accompagnée d’une glorification de la mort et des comportements suicidaires. Parallèlement, dans les pays de tradition chrétienne, l’islam inspire la méfiance, et pas seulement celle due aux actes terroristes.
La « guerre contre le terrorisme » aura-t-elle une fin ?
Cette fois, il n’y aura pas d' » après-guerre « . Je pense que le monde arabo-musulman ne retrouvera pas son équilibre et sa sérénité avant plusieurs dizaines d’années. Une longue période de tumultes nous attend, émaillée d’attentats, de massacres, d’atrocités diverses. Nous voudrons donc nous protéger toujours plus, à chaque instant. Ce n’est pas une dictature de type stalinien, comme dans 1984 de George Orwell, qui imposera la surveillance constante de Big Brother, mais nos propres angoisses sécuritaires. Déjà, nos libertés fuient goutte à goutte, comme l’huile d’un réservoir percé. Je n’ose imaginer ce que seront les comportements de nos contemporains si nos villes subissaient, demain, des attaques massives.
Ce n’est pas une dictature de type stalinien, comme dans 1984 de George Orwell, qui imposera Bi Brother, mais nos propres angoisses sécuritaires.
Quels sont, à vos yeux, les autres « naufrages » ?
Certains sont très concrets, comme le réchauffement climatique : les glaciers fondent, l’océan Arctique devient navigable pendant les mois d’été et des nations insulaires du Pacifique vont se retrouver submergées. Mais il y a aussi un naufrage moral généralisé : voyez le déchaînement obscène des inégalités lié au triomphe du capitalisme. De même, l’image du naufrage s’impose en contemplant Washington, capitale de la première puissance mondiale. Elle est censée donner l’exemple d’une démocratie adulte. Elle devrait exercer sur le monde une autorité quasi paternelle. Certes, aucune embarcation de fortune ne flotte sur le Potomac, mais le poste de pilotage du paquebot de l’humanité est inondé. Nous pointons du doigt les excès de Donald Trump, alors que l’effritement de la stature morale des Etats-Unis a commencé bien avant son mandat. Le tournant décisif a été pris au moment où s’achevait la guerre froide. L’Amérique est devenue l’unique superpuissance planétaire, mais les présidents américains, de Bill Clinton à Barack Obama, se sont montrés incapables de définir un nouvel ordre mondial, de faire de leur pays une sorte d’arbitre, de puissance » parentale « .
L’Europe aurait pu assumer ce rôle, laissez-vous entendre dans votre essai.
Oui, car l’histoire a inculqué aux Européens de précieuses leçons. L’Europe a longtemps dominé le monde, mais l’arrogance des colonisateurs a laissé la place à une attitude plus respectueuse. De même, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les concepteurs du projet européen ont compris qu’ils devaient reconstruire le continent sur de nouveaux fondements, pour amener les peuples à s’élever au-dessus de leurs querelles séculaires. J’attendais donc de mon continent d’adoption qu’il offre à l’humanité une boussole, qui l’empêche de se décomposer en tribus, en factions. Le rêve d’union était l’un des plus prometteurs de notre temps. Mais, pour devenir pleinement un modèle, l’Europe aurait dû se transformer en Etat fédéral, doté des attributs politiques, militaires et économiques d’une grande puissance. Si le Vieux Continent était parvenu à construire ses propres Etats unis, il aurait montré au reste du monde que l’idée d’un avenir commun n’était pas une utopie ou une chimère.
Le Brexit vous inquiète ?
Si le Royaume-Uni sort effectivement de l’Union et parvient, à terme, à se relancer économiquement, il y a fort à parier que d’autres Etats membres seront tentés de faire défection eux aussi. D’autant que l’euroscepticisme est de plus en plus répandu en Europe, y compris au sein de pays fondateurs, comme les Pays-Bas et l’Italie. L’Union est un édifice fragile, inachevé, hybride. Ce sur quoi on aurait pu s’entendre à six ou à neuf, on ne peut pas le décider à vingt-sept si on doit le faire à l’unanimité, comme c’est le cas pour les décisions fondatrices. L’Europe souffre à la fois d’un excès de démocratie, chaque Etat ayant un droit de veto, et d’un déficit de démocratie, le pouvoir exécutif ayant été confié à des commissaires nommés par les Etats. L’Union devrait se doter d’un gouvernement directement élu par les citoyens européens. Des peuples qui ont une longue pratique de la démocratie ne peuvent se reconnaître dans des dirigeants qui n’ont pas reçu l’onction d’un vote populaire.
Le Naufrage des civilisations, par Amin Maalouf, Grasset, 335 p.
Bio express
1949 : Naissance le 25 février à Beyrouth.
1976 : Journaliste, quitte le Liban en guerre civile pour la France.
1983 : Publie Les Croisades vues par les Arabes.
1986 :Léon l’Africain, premier succès de librairie.
1993 : Prix Goncourt pour Le Rocher de Tanios.
1998 : Les Identités meurtrières.
2011 : Elu à l’Académie française.
2019 :Consacré par l’Académie royale belge de langue et de littérature françaises pour l’ensemble de son oeuvre.
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