Amin Maalouf: «Nous entrons dans une nouvelle guerre froide» (entretien)
Amin Maalouf représente une espèce intellectuelle en voie d’extinction du débat public. Il est sans doute l’un des derniers apôtres de la raison, de l’humanisme et de la modération.
Amin Maalouf parle doucement, lentement, à coups de longues phrases, comme les gens d’antan. On l’écoute. Car l’auteur est ce qui manque le plus aujourd’hui au débat d’idées: une voix nuancée. En homme des Lumières, il a encore foi, plus que jamais, en l’universalité de la condition humaine, le dialogue entre les peuples, la porosité des cultures. A rebours du coup de buzz permanent et d’un débat public incendiaire, l’écrivain natif du Liban, avant de venir s’établir en France en 1976, lauréat du prix Goncourt, a fait le pari de la nuance. Ses idées respirent la bienveillance et l’équilibrisme du diplomate.
Attention: on aurait cependant bien tort de le taxer de mollesse ou de verser dans un angélisme béat. Dans son dernier ouvrage, Le Labyrinthe des égarés, empreint d’un réalisme cru, l’essayiste, incollable sur les questions géopolitiques, dresse un diagnostic alarmant de l’état du monde. Sur fond du conflit russo-ukrainien et des tensions entre le bloc occidental et le bloc sino-russe, Amin Maalouf retrace la genèse de ce nouvel affrontement entre l’Occident et ses ennemis. «Nous entrons dans une nouvelle guerre froide aux contours confus», alerte le fraîchement élu secrétaire perpétuel de l’Académie française.
Les Etats-Unis ont montré qu’ils ne sont pas en mesure de construire un ordre international équilibré et pacifique.
Votre ouvrage interpelle par son titre énigmatique et un peu sibyllin: Le Labyrinthe des égarés. A quel labyrinthe faites-vous référence? Qui sont les égarés?
Le mot labyrinthe fait référence à la complexité du monde actuel. Il s’agit d’une métaphore du monde complexe dans lequel nous vivons et qui ne cessera de se complexifier. Cette complexité s’explique par diverses raisons: mondialisation accélérée, technologies nouvelles, progrès rapide dans beaucoup de domaines. Le problème n’est pas tant le progrès en soi, plutôt le fait qu’on peine à l’assimiler et le digérer. Cela engendre un monde difficile à comprendre et où il est compliqué de naviguer et s’y retrouver. Quant au terme «égarés», il renvoie à notre condition moderne. Oui, force est d’admettre que nous sommes un peu – ou peut-être beaucoup, d’ailleurs – égarés. Nous arrivons à un point dans l’histoire de l’humanité où, grâce au progrès technologique, nous pouvons aller dans toutes les directions mais sans savoir où aller. Un peu comme si vous aviez un véhicule hypersophistiqué dont vous ne savez pas vous servir. Pire: si vous le conduisez, vous vous dirigez vers votre propre ruine.
Votre ouvrage retrace l’itinéraire de trois puissances mondiales – le Japon, la Russie, la Chine – dont le point commun est d’avoir défié la suprématie de l’Occident depuis deux siècles. Quelle est la genèse de cette réflexion?
Il y a à peu près trois ans, au début de la pandémie de Covid-19, je me suis posé plusieurs questions sur la situation géopolitique. A l’époque, revenait souvent la réflexion sur le déclin, ou la décadence, de l’Occident. J’avais ainsi commencé à observer ce monde inquiétant qui se dessinait et j’ai voulu me plonger dans l’histoire d’un certain nombre de pays qui ont, à un moment ou un autre, lancé un défi à l’Occident: le Japon, la Russie, la Chine. Avec la Russie soviétique, on a assisté au défi le plus formidable, le plus sérieux et le plus éprouvant lancé à la suprématie de l’Occident. La Chine, elle, représente clairement, aujourd’hui encore, le défi le plus significatif à l’Occident. Historiquement, elle est héritière du défi japonais. Comme le Japon avant elle, elle a connu un développement accéléré et quasi miraculeux. La Chine a reproduit le miracle japonais de l’ère Meiji. Mais elle est héritière aussi de l’histoire russe dont elle a repris l’idéologie communiste qu’elle a remodelé.
On a l’habitude d’évoquer la Chine et la Russie, très peu le Japon…
On en parle peu, mais il est à l’origine d’ un événement qui a flatté l’imaginaire au début du XXe siècle, lors de la bataille de Tsushima, entre les flottes russe et japonaise. A partir du 27 mai 1905, le Japon infligea une défaite sévère à l’empire russe. C’était sidérant: c’était la première fois qu’une puissance européenne se faisait battre.
Quelle est votre définition de l’ «Occident»?
Il reste difficile à définir, mais c’est, dans tous les cas, moins difficile que pour le mot «Orient». Au départ, l’Occident renvoie à un ensemble comprenant principalement l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, il existe une acception plus récente: l’Occident renvoie à une coalition correspondant aussi à un système économique qui regroupe parfois des pays géographiquement extérieurs à ce qu’on appelle traditionnellement «Occident». Je pense, par exemple, au Japon qui, aujourd’hui, fait intégralement partie de cette coalition occidentale.
Certains observateurs refusent et jugent même dangereux de regrouper les Etats-Unis et l’Europe dans le même bloc. Selon eux, l’Europe devrait porter une voix indépendante, plus équilibrée, moins belliqueuse.
Je souscris à cette analyse. L’Europe doit jouer un rôle beaucoup plus important. Pour cela, elle a besoin de se donner les moyens adéquats de jouer un rôle de grande puissance et de pouvoir ainsi se mesurer au pôle américain. Tout le monde sortira vainqueur de cette configuration. Les Etats-Unis, comme unique puissance mondiale, ont montré qu’ils ne sont pas en mesure de construire un ordre international équilibré et pacifique. Il leur manque quelque chose. On ne sait pas quoi exactement, leur arrogance peut-être, mais quelque chose ne fonctionne pas dans leur logiciel. Et force est de constater que les choses ne s’améliorent pas. Je reste persuadé que si l’Europe était plus unie, si elle avait confiance en elle, elle pourrait apporter quelque chose de salutaire aux équilibres géopolitiques. Certes, l’Europe a un passé douloureux, parfois critiquable, mais ce passé même lui a donné une expérience et une sagesse.
On décrit souvent l’ «Occident», que ce soit les Etats-Unis ou l’Europe, comme déclinant ou décadent et ce, depuis au moins le XIXe siècle. Souscrivez-vous à cette analyse?
Je ne reprends pas pleinement cette thèse à mon compte. Mais en partie, oui. C’est une idée, comme vous le soulignez, qu’on retrouve depuis plus d’un siècle. A vrai dire, il existe des éléments qui vont dans ce sens. Par exemple, si l’on compare l’Occident de l’époque coloniale avec celui d’aujourd’hui, on constate que son influence a diminué. Mais si ce déclin est évident et attesté pour les puissances européennes, il ne l’est pas forcément pour les Etats-Unis. Certes, ceux-ci ont subi quelques revers, mais on ne peut pas parler d’un déclin. Ils n’ont pas perdu de grandes confrontations militaires, plutôt des batailles. En raison de leur grande puissance militaire, ils ont toujours limité les effets de leurs revers. Par exemple, au Viêt-Nam, ils avaient subi un échec sévère, mais aujourd’hui ils ont réussi à installer de bons rapports avec les Vietnamiens, notamment parce que ceux-ci sentent le besoin de se protéger de la puissance chinoise. On peut ajouter l’exemple de l’Afghanistan, où les Etats-Unis ont subi une débâcle, mais cela les a-t-il vraiment affectés? Je ne le crois pas. Leur départ a surtout dévasté l’Afghanistan, mais finalement très peu les Etats-Unis. En outre, aujourd’hui, leur domination économique est bien ancrée, notamment grâce à la puissance du dollar. Pour ces raisons, j’hésite à dire que les Etats-Unis seraient une puissance en décadence ou en déclin.
Indépendamment de l’aspect politique et géopolitique de ce déclin, vous parlez aussi, dans le livre, de la «faillite morale» de l’Occident. En quoi se manifeste-t-elle?
Je pense, par exemple, aux tentatives d’intrusion et d’ingérence des Etats-Unis dans les politiques intérieures de pays d’Amérique latine: il est clair qu’on peut parler d’une faillite morale. On ne peut pas dire que les Etats-Unis aient rempli un rôle moralement honorable. De ce point de vue, la faillite morale est claire. Mais il faut souligner que celle-ci est «contrebalancée» ou «compensée» par celle de leur adversaire. Car, qui a contesté leur suprématie en Amérique latine, par exemple? Fidel Castro, soutenu par l’URSS. Ces derniers ont-ils donné la preuve qu’ils peuvent apporter quelque chose de meilleur, politiquement et moralement? Je ne le crois pas. On ne trouve donc pas un meilleur modèle en face.
Quid de l’Europe?
Je dirais la même chose de l’Europe, mais sa faillite morale se situe sur un autre plan. Prenons le dossier de l’immigration, c’est un fiasco. Aussi, cette faillite se situe sur un plan historique avec l’héritage colonial, la domination, l’exploitation, etc. Là encore, le modèle en face, la Russie soviétique, n’est pas plus désirable. Il n’y a pas mieux ailleurs.
Certains reportages et études documentent une sorte de «haine», parfois infuse, à l’égard des démocraties occidentales un peu partout dans le monde. La constatez-vous également?
Plutôt que de haine, je parlerais de méfiance et de rejet. Ils s’expliquent principalement par l’héritage colonial et le souvenir qu’il a laissé dans beaucoup de pays. En Afrique, les populations n’ont évidemment pas oublié qu’on les a maltraitées et infantilisées pendant des décennies. Les pays avancés ont souvent laissé ces pays du Sud, après de nombreuses décennies de colonisation, peu équipés, peu éduqués, avec à peine quelques infrastructures et un système éducatif rudimentaire. Le souvenir laissé par les puissances coloniales dans la très grande majorité de ces pays se traduit par le sentiment d’avoir été humiliés et exploités. On raconte parfois que les pays d’Occident ont développé et «civilisé» les pays colonisés. Or, il s’agit d’une fable largement mensongère. La réalité de cette période renvoie, au contraire, à beaucoup d’exploitation et à la violence qui a accompagné les luttes d’indépendance. D’autres régions du monde n’ont pas connu de colonisation à proprement parler, mais ont subi des humiliations permanentes. Je pense, entre autres, à l’Amérique latine qui a subi la domination régionale des Etats-Unis. Ce sentiment de rejet ne résulte pas d’un malentendu. Les populations de ces pays jugent, à juste titre, que les puissances occidentales n’ont pas favorisé chez elles le développement et n’ont pas tenu leurs promesses. Les Occidentaux n’ont pas aidé davantage les mouvements authentiquement démocratiques dans ces pays et ont plutôt placé aux pouvoirs des régimes qui leur étaient favorables.
Vous insistez sur l’arrogance des grandes puissances occidentales. Quelles en sont les manifestations?
En effet, mais le bloc occidental n’a pas le monopole de l’arrogance. On la retrouve de la même manière aujourd’hui chez les Russes et les Chinois. S’agissant de la Russie soviétique, il y a ce que j’appelle une «arrogance du volontarisme», à savoir cette attitude théorisée par Lénine et qui consiste à dire qu’il suffit d’une avant-garde éclairée pour s’emparer du pouvoir, diriger un Etat, et changer le cours de l’histoire. En Chine, cette arrogance est une constance, de Mao à Xi Jinping, en passant par Deng Xiaoping. Ce dernier disait «on doit avancer prudemment», car il savait qu’il y avait du chemin à parcourir. Xi Jinping a exacerbé cette posture par ces mots: «En 2049, nous serons la première puissance.» Quant aux Etats-Unis, leur arrogance est manifeste. Ils abusent de leur statut de première puissance mondiale, d’où l’importance du rôle que peut jouer l’Europe.
Avec le temps, on devient prudent, on ne prédit rien. C’est mon cas.
Vous soutenez que nous traversons une nouvelle guerre froide. Quelles en sont les caractéristiques par rapport à celle du XXe siècle?
Quand on parle d’une guerre froide, on fait référence à un conflit global où les principaux protagonistes ne s’affrontent pas directement. Mais ces principaux protagonistes sont clairement identifiés. Or, aujourd’hui, on identifie mal les contours et les protagonistes de cette seconde guerre froide. La précédente opposait, en substance, capitalistes et communistes. La présente fait l’objet de très nombreuses tentatives d’identification: démocraties contre régimes dictatoriaux, démocraties contre régimes «illibéraux», bloc occidental contre la Chine et la Russie, etc. On voit bien la difficulté de l’exercice, ce qui rend la situation sur le terrain plus confuse.
Quel regard portez-vous sur la situation actuelle au Proche-Orient?
Il faut continuer à espérer aller vers la paix. Aujourd’hui, on assiste à un début d’une phase violente du conflit, interrompue par des trêves humanitaires. Je suis né au Liban, je peux vous dire que depuis ma naissance, j’assiste à une succession quasi ininterrompue de conflits, aussi violents les uns que les autres. Des fois, les conflits sont on ne peut plus violents, d’autres fois, on assiste à des confrontations de basse intensité avec des espérances de paix. Mais globalement, ces espérances sont souvent déçues. C’est la raison pour laquelle, avec le temps, on devient prudent, on ne prédit rien. C’est mon cas. On espère la paix, mais le réalisme et l’histoire de la région nous incitent à ne pas prédire une paix imminente ni pérenne, même si parfois elle semble à portée de main, comme lors des accords d’Oslo entre Palestiniens et Israéliens. S’agissant de la situation présente, à titre personnel, je n’oserais pas parler d’une issue pacifique au conflit. Mais je puis dire ceci: sur le court terme, dans les prochains jours et prochaines semaines, on assistera forcément à une période de violence intense. L’enjeu est de savoir si, à un moment donné, les différents protagonistes se retrouveront autour d’un projet de paix. Je le souhaite, mais je n’ai pas l’impression qu’on se dirige dans cette direction. En somme, et pour être honnête, je serais très surpris si le conflit actuel débouche sur une solution pacifique. Depuis des décennies, on assiste au même schéma dans cette région: un cycle de violences rompu par de courtes trêves. Il faut casser ce cercle.
A l’aune de ce conflit, d’aucuns parlent de «guerre de civilisations», inspirée de la célèbre thèse de Samuel Huntington. Y souscrivez-vous?
Je n’aime pas cette expression. Si les gens réagissent en fonction de leur appartenance religieuse, on aura le sentiment d’être dans cette guerre de civilisations. Je ne pense pas que ce soit le cas. Le plus douteux dans cette théorie, c’est l’idée selon laquelle le monde d’aujourd’hui, moderne et civilisé, a renoué avec un certain «état de nature» et avec le monde médiéval des guerres de religion et de civilisations. La thèse de Huntington consiste à dire que le monde a toujours été caractérisé par des guerres de civilisations, avec une phase intermédiaire et brève où on a dialogué entre peuples, et qu’aujourd’hui on serait revenu à cet état. Il faut néanmoins avouer que lors des dernières années de la guerre froide, vers la fin des années 1970, nous avons assisté à une affirmation identitaire forte et agressive. Nous en vivons aujourd’hui les conséquences et les prolongements ; c’est précisément cela qui donne l’impression et l’illusion d’une guerre de civilisations. Il ne s’agit pas d’un retour à l’état de guerre entre civilisations. Je dirais même que cette affirmation identitaire n’est pas destinée à durer indéfiniment. Tôt ou tard, on retournera à une autre logique fondée sur le partage de valeurs universelles.
Vous êtes finalement optimiste, contrairement au ton du livre, plutôt sceptique, voire pessimiste.
Je suis optimiste d’une certaine manière et dans une certaine mesure. Je pense qu’il existe dans le monde d’aujourd’hui «de plus en plus d’universalité et de moins en moins d’universalisme». Nos contemporains sont de plus en plus similaires, partagent le même mode de consommation, ont les mêmes réactions, et en même temps, sans doute parce qu’ils ont peur de cette ressemblance, affirment et exagèrent leur spécificité. Dès lors, la question qui se pose pour l’avenir est de savoir si cette affirmation triomphera et dominera ou si, au contraire, elle sera noyée par l’universalité qui nous rend similaire. Je pense que la deuxième piste l’emportera. Car j’estime que ce qui nous unit est plus important que ce qui nous sépare…
Que répondez-vous à ceux qui, précisément, redoutent cette ressemblance et cette uniformisation du monde, tant sur le plan culturel qu’économique?
C’est à nous, à nos enfants et à nos petits-enfants de définir le périmètre et les modalités des similitudes mais aussi des différences. Il faut avoir un nombre de fondamentaux communs, mais nous pouvons les exprimer de diverses manières selon la culture de chacun. Un monde réconcilié ne s’exprime pas forcément avec le même langage ni avec la même langue. Chacun pourra parler sa propre langue. L’idéal, pour un monde harmonieux, est de retrouver un foisonnement culturel mais avec des principes universels communs.
En parlant de langue, quel regard porte le secrétaire perpétuel de l’Académie française sur les débats agités que suscitent les questions de genre et d’égalité, et que vous devez trancher prochainement?
La question décisive dans ces débats est celle de la prédominance du masculin et de l’homme dans notre langue française. Il s’agit d’une préoccupation réelle. La contestation de cette situation est parfaitement légitime. Une des solutions formulées pour rectifier le tir est l’écriture inclusive. Personnellement, je ne pense pas que ce soit la solution adéquate. Ma position est plutôt humble: je dis que nous n’avons pas toutes les solutions, mais que nous devons reconnaître qu’il y a un problème qui nécessite une réflexion. Nous devons admettre que la solution ne viendrait pas d’un décret tout fait. On a besoin d’humilité, d’être à l’écoute, de discuter et tester certaines solutions. Je dis surtout qu’il ne faut pas jouer avec la langue. Certes, il faut y apporter des changements mais une langue ne peut pas être ballottée par la mode du moment. Il faut donner du temps au temps.
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