Amin Maalouf : le dernier prince d’Orient
Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’écrivain Amin Maalouf.
Célébrissime auteur des Identités meurtrières, des Désorientés ou de Samarcande, Amin Maalouf, franco-libanais devenu, en l’espace de trente ans, le chrétien le plus célèbre d’Orient et l’arabe le plus connu en Occident, nous reçoit à l’occasion de la sortie de son tout nouveau livre, Un fauteuil sur la Seine. Un roman passionnant qui, sous couvert de rendre hommage aux immortels qui l’ont précédé dans le fauteuil n°29 de l’Académie française, narre les quatre derniers siècles de sa patrie d’adoption.
« Entrrrrrrez et soyez la bienvenue », entend-on devant la porte grande ouverte d’un appartement lambrissé du XVIIe arrondissement de Paris. Si la voix au loin n’était pas familière, avec tous ses roulements, et si la multitude de tapis qui colorent le hall d’entrée n’embaumaient les saveurs d’Orient, on serait presque tentée de redescendre l’escalier. Mais l’hôte apparaît et, de sa voix aussi douce que basse, invite à prendre place dans un petit canapé, lie-de-vin, de velours bien brossé. Confortablement installé, balançant son pied de gauche à droite, il feuillette les reproductions de ses oeuvres d’art préférées. Après les avoir mélangées une bonne dizaine de fois, il égrène d’un ton quelque peu hésitant ses arguments : « J’ai choisi ces oeuvres pour différentes raisons : politiques, esthétiques, historiques, mais aussi culturelles. »
La crucifixion ou l’aube de la création
« Mais commençons par celle-ci », propose-t-il en réajustant son veston. Le Christ de saint Jean de la Croix, une huile sur toile de Salvador Dali. « Je n’ai pas de sympathie particulière pour Dali mais je dois reconnaître que le jour où j’ai découvert ce tableau, j’en ai été littéralement bouleversé. Du haut de mes 15 ans, je ne pouvais plus détacher mon regard de cette oeuvre, tant elle m’impressionnait. » Amin Maalouf précise que » ce n’était pas pour son sens religieux ou sa mystique, car je n’éprouve pas du tout le sentiment d’être face à un art sacré. Non, c’est plutôt pour le renversement total du traitement de cette thématique (la crucifixion) – exécutée des millions de fois par d’autres – qui m’impressionne. Avec Dali, cette scène prend un tour tout à fait nouveau : le point de vue choisi est placé au-dessus de la tête du Christ, ses cheveux sont courts, ses mains ne sont pas clouées mais collées à la croix, il n’y a plus de sang… Oui, tout ce tableau est un véritable bouleversement. Car, personnellement, l’artiste excentrique et mondain m’irritait. Mais quand je vois cette oeuvre, je ne peux que m’incliner devant son talent. »
Pour un homme qui, jeune, fut tenté par la prêtrise, c’est amusant de ne pas songer à la foi devant un Christ sur sa croix. Non ? L’écrivain acquiesce : « Je devais avoir 14 ans quand j’ai eu l’idée d’entrer dans les ordres. Rétrospectivement, je pense que ce désir d’engagement était plus lié à mon envie de me consacrer à quelque chose de plus » grand « , quelque chose qui allait » au-delà » et qui me dépassait. J’étais très révolté par ce que je voyais autour de moi. Pour tout vous dire, je suis devenu communiste quelques mois plus tard… Mais ça non plus, ça n’a pas duré longtemps », sourit-il.
Né dans une famille qui représente à elle seule toutes les subtilités du christianisme oriental (protestant, maronite et orthodoxe), Maalouf ne se qualifie pas pour autant de « croyant » et aime à préciser que les gens qui croient savoir se trompent autant que ceux qui affirment que le ciel est vide. « Aux certitudes, je préfère le doute. Et c’est ce doute qui caractérise, à mon estime, l’être humain. Si » on savait « , la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. » Relativement surpris, il découvre alors le registre inférieur du tableau et confie : « C’est curieux ! Je n’avais jamais accordé d’importance à ces pêcheurs représentés aux pieds du Christ, tant la partie supérieure du tableau m’absorbait complètement. En fait, quand on y regarde de plus près, ce n’est plus une crucifixion. Ces premiers chrétiens sur les rives de mon pays natal me font dire que c’est plutôt l’aube de la création. »
Ecrivain-combattant
C’est en 1975 qu’Amin Maalouf quitte le Liban – alors en pleine guerre civile – pour trouver refuge à Paris. Quarante ans plus tard, son pays natal semble toujours cruellement lui manquer. « Ce qui est important n’est pas qu’il me manque, mais plutôt qu’il ne ressemble pas à ce que j’espérais pour lui. Comme toute ma famille, j’avais foi en lui. J’espérais qu’il devienne un centre de savoir qui puisse rayonner dans l’Orient. J’y ai cru. Hélas, il ne fait que s’embourber dans ces conflits interminables qui le diminuent considérablement. » L’engagement politique qu’il aurait pu prendre ? L’écrivain réfléchit un instant. Puis confesse : « Dans ma jeunesse, je me suis assez vite éloigné de la politique car je sentais qu’au Liban, elle s’appuyait soit sur l’argent, soit sur la force. Ce qui ne correspondait pas à mes convictions. Par ailleurs, je dois avouer que je n’ai pas le tempérament d’un militant. Plutôt méditatif et contemplatif, j’ai trop de sens critique – en ce compris vis-à-vis de moi-même – pour m’engager comme un « combattant » à la poursuite d’un idéal auquel consacrer sa vie. Mais mes idéaux n’ont pas changé : le sens de l’équité, la dignité humaine, la lutte contre toute discrimination, qu’elle soit religieuse, raciale ou autre… Et je sais aujourd’hui que l’écriture est la meilleure manière pour moi de les promouvoir. Etre écrivain était sans doute le rêve de ma vie, même si j’ai mis du temps à m’en apercevoir. En réalité, c’est par le journalisme que j’y suis arrivé. Mon père était journaliste et, toute ma vie, je l’avais vu écrire, rédiger des éditoriaux, faire des « journaux ». Je l’admirais beaucoup et c’est tout naturellement que je suis devenu moi-même journaliste, un peu par tradition familiale. Malheureusement, il est décédé avant que naisse mon premier livre. Ma mère, par contre, a tout suivi. Elle va d’ailleurs arriver pour le déjeuner. »
Alors directeur de la revue Jeune Afrique, Amin Maalouf publie, en 1983, Les croisades vues par les Arabes. Le livre promet d’être un succès et son éditeur l’encourage à choisir sa voie. Entre le journalisme et l’écriture. Mais c’est en accouchant des premières pages de son célèbre Léon l’Africain que l’auteur éprouve, pour la première fois, la joie et l’euphorie absolue de l’écriture.
Faisant irruption dans le salon, son épouse, Andrée, nous interrompt brièvement en déposant sur les tables basses deux cafés turcs accompagnés de macarons orientaux. « Nous sommes mariés depuis quarante-cinq ans. Elle est ma première lectrice, celle à qui je confie tous mes textes. Elle me critique sans complaisance. Je prends en considération toutes ses remarques, et c’est seulement après que je donne mon manuscrit à mon éditeur. Il baisse les yeux, frottant ses lunettes. « Sans elle, je n’aurais pas eu le courage de tout supporter… Changer de pays, de langues, d’activités… Non, je n’aurais jamais pu traverser tout ça si elle n’avait pas été à côté de moi. »
L’âge d’or du califat
Seconde oeuvre ? « Ce tableau, dont je ne connais pas le titre. Il a été peint par le dernier calife ottoman, Abdulmecid Efendi. Il était passionné de peinture, sans doute aussi par la musique », s’amuse- t-il. « C’est tout de même fascinant que cet homme, calife de l’empire, ait eu suffisamment de talent pour peindre un tableau qui se révèle, pour moi, si significatif. Ce buste de Beethoven sur cette cheminée, les partitions, cet intérieur culturel et raffiné, son épouse et son fils qui jouent chacun d’un instrument… C’est l’âge d’or du califat, l’emblème d’une époque révolue. » Amin Maalouf soupire et conclut : » J’aime ce tableau car il fait réfléchir ! Il devrait inspirer tous ceux qui pensent que le monde arabe était ce qu’il est, hélas, aujourd’hui. L’Orient n’a pas toujours été violent, haineux et obscurantiste. Si j’avais la chance de posséder ce tableau, je l’accrocherais dans mon bureau… Pour ne jamais oublier que l’avenir aurait pu être différent. »
Sous des apparences placides, sereines et imperturbables, Amin Maalouf est un homme qui bouillonne. Il opine : « Je suis un révolté et je m’efforce de dissimuler ma colère. Même s’il peut m’arriver d’exprimer cette colère en m’insurgeant, comme dans Le Dérèglement du monde, j’essaie d’atténuer l’expression du jugement que je porte au monde. En fait, j’ai très peur qu’en m’exprimant de manière excessive, je devienne inaudible pour les personnes auxquelles je m’adresse. »
Le pire échec de la Terre
C’est la mine grave et le fond de l’âme sombre que l’écrivain répond sur ce qui a changé pour lui depuis les attentats de Paris et Bruxelles. « Une tristesse supplémentaire. Un sentiment qui existait déjà mais qui s’est renforcé. Notre monde est de moins en moins civilisé, tout est de plus en plus compliqué et le sera de plus en plus. Ce qui, il y a quarante ans, apparaissait comme un phénomène spécifique au Proche-Orient est devenu un phénomène global. Et j’ai le sentiment qu’on s’y s’installe pour assez longtemps. Mais ces réflexions suscitent en moi des sentiments apparentés à la peinture précédente et c’est pour les mêmes raisons que j’ai choisi cette troisième oeuvre, une construction de l’architecte Zaha Hadid. « Je la connaissais, de nom surtout, et c’est à sa disparition, récente (NDLR : le 31 mars dernier), que j’ai véritablement pris conscience de son immense talent. Je me suis fait alors la réflexion que l’Orient, cette région qui regorge de tant de talents, est devenu une véritable jungle dont on n’aperçoit plus d’ici que la violence et les massacres. Tant de talents qui n’ont d’autre choix que de fuir vers des pays où ils peuvent s’épanouir, comme Zaha Hadid. Une architecte extraordinaire, une femme musulmane, d’origine irakienne et qui reçoit le prix Pritzker (NDLR : le plus prestigieux en architecture). Tout ça est très réjouissant et tragique à la fois. »
Lorsque nous lui faisons remarquer que pratiquement toutes ses oeuvres sont tristes, Amin Maalouf encaisse mais préfère parler de nostalgie : « L’histoire de ma région est une histoire triste. Nous avions tout pour réussir et nous sommes devenus le pire échec de la Terre. Aujourd’hui, il se déverse sur le reste du monde. »
Ainsi parle Amin Maalouf, dernier prince d’Orient, devenu sage en Occident.
Par MARINA LAURENT
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