Mercosur: pourquoi faut-il continuer à négocier, contrairement à ce que demandent les agriculteurs?
Union européenne
Faut-il jeter le traité de libre-échange avec le Mercosur? Ou profiter de la crise agricole pour le rendre plus digeste?
Par Thierry Denoël
Sortir des accords de libre-échange et mettre un terme aux négociations entre l’Union européenne et le Mercosur. C’est devenu la revendication principale des agriculteurs belges et français qui continuent çà et là de manifester leur colère. Le Mercado Común del Sur (Mercosur), ou Marché commun du Sud, qui unit le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay, est surtout la cible privilégiée des éleveurs. Ils dénoncent une concurrence déloyale de leurs homologues latino-américains dont les obligations environnementales ou phytosanitaires sont beaucoup plus légères que celles imposées par l’Europe. Dès lors, supprimer ou abaisser considérablement les droits de douane sur la viande bovine, le poulet, le porc, le sucre, le riz ou le miel mettra une pression plus forte encore sur les prix des produits agroalimentaires, et donc sur les épaules de nos agriculteurs. On peut évidemment comprendre leurs craintes.
Doit-on pour autant stopper net les discussions avec les quatre pays du continent américain, comme le veulent la France et la Belgique? «Avec plus de 260 millions de consommateurs, le Mercosur est tout de même la cinquième plus grande économie mondiale hors de l’UE, rappelle Jean-Philippe Mergen, directeur du département international de Beci (la chambre de commerce de Bruxelles). L’Union européenne en est le premier partenaire commercial et d’investissement, avec des exportations de l’ordre de 45 milliards d’euros par an pour 43 milliards d’importations. Rien qu’en Belgique, 1.640 entreprises, dont plus de 80 % sont des PME, exportent vers le Mercosur pour près de cinq milliards d’euros, contre 3,5 milliards pour les importations. Refuser un accord de libre-échange avec un tel partenaire, ce serait suicidaire. L’Europe se retrouverait isolée.»
Evidemment, un partenariat douanier avec le Mercosur porte sur d’autres enjeux que les seuls échanges agricoles. On a l’habitude de surnommer cet accord «bœufs contre voitures». C’est un peu vite résumé. Bien sûr, le Brésil et l’Argentine pourraient multiplier leurs exportations de viande de bœuf, de volailles et de soja. Et des constructeurs automobiles comme l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie ou même la Suède voient d’un bon œil l’entente douanière à venir. Mais cela concerne aussi le secteur chimique. «Et de nombreux autres biens et services, sans parler des enjeux de la protection de la propriété intellectuelle et des investissements, souligne Elvire Fabry, experte en géopolitique du commerce à l’Institut Jacques Delors. L’accord avec le Mercosur interviendrait à un moment où la Chine a beaucoup investi en Amérique latine et est devenue le premier partenaire commercial du géant brésilien. La place que les Européens ne prendront pas, sera prise par les Chinois.»
Par ailleurs, l’Union européenne reste la première puissance exportatrice mondiale de produits agricoles. Et une nouvelle étude, publiée fin février par le Centre commun de recherche de la Commission européenne estime que la dizaine d’accords de libre-échange récemment conclus ou en cours de négociation (avec le Mercosur, l’Australie, l’Inde, la Nouvelle-Zélande, la Thaïlande…) gonfleront encore ces exportations agroalimentaires de trois à 4,4 milliards d’euros par an, en particulier pour les produits laitiers, le vin, les spiritueux, les produits transformés ou le porc.
«L’avantage de la crise agricole est qu’on a davantage médiatisé ces enjeux-là dans le traité de libre-échange.»
François Gemenne, président du conseil scientifique de la FNH
En revanche, les secteurs européens les plus sensibles à la concurrence des partenaires de ces accords sont le bœuf, le poulet, le riz et le sucre. Avec le Mercosur, c’est surtout la viande bovine qui inquiète les agriculteurs. «Il faut néanmoins être conscient que le quota d’importation de bœuf provenant du Mercosur sur lequel on baisserait les droits de douane ne représente que 1,2% de la production de bœuf dans toute l’Union», recadre Elvire Fabry. Lors des négociations du fameux Ceta avec le Canada, on avait craint un déferlement de viande bovine traversant l’Atlantique. Or, depuis son entrée en vigueur provisoire en 2017, seulement 3% des quotas d’importation de bœuf canadien dans l’UE pouvant bénéficier d’un droit de douane préférentiel ont été utilisés.»
Quant à la concurrence déloyale, c’est un argument à double tranchant. Le diable n’est pas que d’un côté de l’océan. «L’Europe inonde les marchés de ses excédents agricoles subventionnés par la PAC, comme la poudre de lait, par exemple, à des prix 30% à 50% moins élevés que les coûts de production dans les différents pays d’Afrique de l’Ouest avec lesquels elle a négocié des accords de commerce, précise Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD. Cela pousse à la faillite de nombre d’agriculteurs de ces pays-là…»
Il n’en reste pas moins que l’accord avec les quatre du Mercosur, annoncé proche de la conclusion au début de cette année, est loin d’être parfait. La crise agricole aura eu le mérite de le révéler au grand jour. Ce traité est un véritable serpent de mer. Les premières discussions datent d’il y a un quart de siècle. Les négociations ont connu de nombreux rebondissements, jusqu’à ce qu’un accord de principe soit prématurément annoncé en 2019, sans que le volet commercial ait été concrétisé. Mais l’ancien militaire d’extrême droite Jair Bolsonaro ayant pris le pouvoir au Brésil la même année, tout avait été gelé. L’élection de son successeur Lula da Silva, fin 2022, a permis de relancer le processus. La présidente de la Commission, l’Allemande Ursula von der Leyen, espérait une signature avant la fin de la législature en juin. Ce ne sera pas le cas.
Plusieurs pays, dont la Belgique, veulent davantage harmoniser les normes environnementales et sanitaires imposées aux agriculteurs des deux parties. L’Espagne, pourtant très favorable au traité Mercosur, a même revendiqué une réciprocité totale. «Si un produit phytosanitaire est interdit dans l’UE, il doit l’être également à l’importation», a martelé le ministre espagnol de l’Agriculture, Luis Planas, dans une interview en pleine crise agricole. Mais comment y parvenir? Grâce aux fameuses clauses miroirs qui, récemment brandies comme une baguette magique par les responsables politiques confrontés aux agriculteurs en colère, «conditionnent l’abaissement des droits de douane et doivent être négociées bilatéralement». Ou par les mesures miroirs «décidées unilatéralement par l’UE et s’appliquant alors à tous les biens entrant sur le marché européen, quelle qu’en soit l’origine» (pas uniquement le Mercosur, donc), comme le détaille une étude récemment publiée par la Fondation pour la nature et l’homme (FNH), l’institut Veblen et Interbev.
«Si un produit phytosanitaire est interdit dans l’UE, il doit l’être également à l’importation.»
Luis Planas, ministre espagnol de l’Agriculture
Certaines mesures miroirs ont déjà été adoptées, comme le règlement sur la déforestation importée qui interdit la mise sur le marché européen de bovins élevés sur des parcelles ayant fait l’objet d’une déforestation. «Mais il y a des trous dans la raquette et l’Europe revoit déjà sa copie, avertit Arnaud Zacharie dont l’ONG a publié un document sur les mesures miroirs. Les modalités d’application et de contrôle restent très floues. Il n’y a toujours pas de mécanisme de sanction prévu, lequel est d’ailleurs d’office contesté par les pays du Mercosur, Brésil en tête, lui qui est le plus concerné de par la forêt amazonienne. Le règlement exclut aussi des écosystèmes essentiels comme le Cerrado brésilien.»
Idem pour les pesticides. En février 2023, a été adopté un règlement prévoyant l’interdiction d’importer des produits contenant des traces de néonicotinoïdes, ces insecticides tueurs d’abeilles. Mais le texte ne cible que deux des quatre produits interdits en Europe. Pire: l’Europe continue d’exporter, notamment vers le Mercosur, des produits dont l’utilisation est interdite sur son territoire, parfois depuis de nombreuses années. «C’est toute l’incohérence et l’hypocrisie européennes, qui profitent aux géants chimiques comme Bayer ou BASF en Allemagne», observe Arnaud Zacharie. L’UE avait pourtant l’intention de légiférer pour stopper ces exportations. Un amendement a même été adopté par la commission environnement du Parlement l’automne dernier, avant que le texte soit rejeté en plénière en décembre. Deux pays ont néanmoins voté une législation plus ambitieuse sur le sujet, à l’échelle nationale: la France et la Belgique.
«Au-delà des bénéfices commerciaux du traité, les mesures miroir doivent être considérées comme une opportunité pour l’Europe d’exporter un modèle, notamment en matière environnementale et sanitaire», affirme Jean-Philippe Mergen. Président du conseil scientifique de la FNH, François Gemenne est du même avis: «L’Europe, qui est le plus grand marché de consommateurs de la planète, a une puissance diplomatique énorme. Elle peut influencer d’autres régions du monde en négociant des traités induisant des normes élevées. Le contraire, soit un nivellement par le bas, serait une grossière erreur. L’avantage de la crise agricole est qu’on a davantage médiatisé ces enjeux dans le traité de libre-échange.»
Encore faut-il convaincre toutes les parties aux traités d’adopter ces normes, sans que cela apparaisse comme un impérialisme réglementaire de la part de l’Europe. «Pour qu’elles soient acceptables, les mesures miroirs doivent être justifiées par le droit international, avance Arnaud Zacharie. Il faut qu’elles soient liées, par exemple au respect de l’Accord de Paris sur le climat, de la Convention sur la diversité biologique ou des règles de l’Organisation internationales du travail.» C’est d’ailleurs ce qu’a fait l’UE pour le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, étendant le marché carbone européen aux importations: elle s’est référée à la mise en œuvre de l’Accord de Paris.
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