
Dîners secrets, chiffres faux: ce qui se cache vraiment derrière la politique budgétaire de Trump
Donald Trump promet des économies gigantesques, mais en réalité, il ne fera qu’aggraver la dette publique, affirme l’experte fiscale américaine Jessica Riedl: «DOGE n’est qu’un théâtre d’austérité». Elle explique le rôle joué par Elon Musk dans ce projet, et évoque des rencontres secrètes à Washington.
Jessica Riedl, experte fiscale et chercheuse au sein du Manhattan Institute (un think tank conservateur) prêche depuis des années en faveur de la réduction des dépenses publiques et de la vigilance face au déficit budgétaire –la différence entre les recettes et les dépenses. Pour son second mandat, Donald Trump a même créé un ministère spécial pour une gouvernance efficace: le Department of Government Efficiency, ou plus simplement DOGE.
Vous devriez en être satisfaite, non?
Jessica Riedl: Je le souhaiterais, mais hélas… A première vue, l’administration Trump semble vouloir économiser. Mais DOGE, dirigé par Elon Musk, n’est en réalité qu’un théâtre d’austérité, conçu pour distraire l’opinion. En coulisse, les Républicains font tout l’inverse: ils veulent augmenter les dépenses et réduire les impôts. Ce faisant, ils font exploser un déficit déjà bien trop élevé.
Elon Musk ne serait probablement pas d’accord avec vous.
Selon DOGE, 150 milliards de dollars auraient déjà été économisés, mais leur propre site n’en mentionne que 20 milliards –et la majeure partie repose sur des erreurs comptables ou des fautes de frappe. Certaines dépenses n’ont jamais été officiellement budgétisées ou ont été arrêtées il y a déjà 20 ans. C’est dire le niveau. A l’heure actuelle, DOGE semble même aggraver le déficit au lieu de le réduire.
Pourtant, Elon Musk semble prendre son rôle au sérieux –au risque même de nuire à ses propres entreprises. Pourquoi accepterait-il des résultats aussi décevants?
Pour deux raisons. Premièrement, Musk dispose légalement de pouvoirs très limités. La législation américaine encadre précisément les dépenses pouvant être annulées sans l’approbation du Congrès. De plus, Trump a décidé que la sécurité sociale, Medicare et la défense ne seraient pas touchés. Ce sont pourtant les plus gros postes. Musk a donc très peu de marge de manœuvre.
Et deuxièmement?
Musk semble surtout animé par une idéologie. Sa croisade contre les contrats de diversité ou les fonctionnaires ressemble davantage à une expédition punitive qu’à un plan d’économies. En parallèle, il obtient un accès à des données gouvernementales confidentielles, fiscales et logicielles. Cela lui permet de renouveler les contrats publics avec ses entreprises comme SpaceX ou de nuire à ses concurrents. Musk tire donc de nombreux avantages de DOGE, même si cela n’économise pas un seul trillion de dollars.
«Musk semble surtout animé par une idéologie. Sa croisade contre les contrats de diversité ou les fonctionnaires ressemble davantage à une expédition punitive qu’à un plan d’économies.»
Un tel montant pourrait-il être économisé, d’ailleurs ?
DOGE ne cible pas les véritables postes de dépenses. 75% des dépenses fédérales concernent six départements: la sécurité sociale, Medicare et Medicaid, la défense, les anciens combattants et les intérêts sur la dette. DOGE s’en prend à des dépenses symboliques comme les abonnements à des revues, les salaires des fonctionnaires ou l’aide étrangère. Ce sont précisément les éléments qui irritent la base électorale de Trump, mais ils ne rapportent quasiment rien.
La suppression de l’USAID et du ministère de l’Education semble pourtant plus que symbolique?
Les conséquences sont en effet graves. Des programmes comme PEPFAR sauvent la vie de plus de 20 millions de patients atteints du VIH en Afrique, pour un coût minime –seulement 0,1 % des dépenses fédérales. Cela engendre beaucoup de chaos et de souffrance, sans véritable économie. Quant au ministère de l’Education: les programmes restent, mais sont transférés à d’autres départements. L’argent continue en grande partie d’aller aux districts scolaires pauvres, aux enfants en situation de handicap et aux étudiants –en réalité, rien n’est supprimé.
Est-ce pour cela que la contestation reste limitée?
La contestation est limitée parce que DOGE coupe dans les aides aux étrangers, aux migrants, aux fonctionnaires et aux minorités comme la communauté LGBTQI+. C’est pourquoi ce projet est si destructeur: il vend l’illusion qu’on peut réduire le déficit sans augmenter les impôts ni faire de choix douloureux –simplement en frappant les «autres».
N’est-il pas évident que ces mesures symboliques n’ont aucun effet sur le déficit?
A terme, si. Mais je doute que la Maison Blanche s’attaque un jour aux véritables sources de coût. Trump a promis de ne pas toucher aux dépenses pour les seniors, les anciens combattants et la défense. Ils veulent surtout provoquer la gauche; le budget n’est qu’un prétexte.
A quoi sert alors DOGE?
Pendant que DOGE attire toute l’attention avec quelques milliards d’économies fictives, presque personne ne regarde le Congrès. Là, une réduction d’impôts de 4.500 milliards de dollars pourrait bientôt être votée. Trump a également promis d’augmenter les dépenses pour la sécurité sociale, Medicare et la défense. DOGE donne une image de responsabilité, alors qu’en réalité, c’est le contraire.
«Pendant que DOGE attire toute l’attention avec quelques milliards d’économies fictives, presque personne ne regarde le Congrès. Là, une réduction d’impôts de 4.500 milliards de dollars pourrait bientôt être votée.»
Certains justifient DOGE en disant qu’il faut d’abord réduire les postes impopulaires, avant d’envisager ceux qui touchent les électeurs.
Une proposition de loi actuellement à l’étude prévoit de réduire de 880 milliards les dépenses de Medicaid sur dix ans. Les Républicains aiment parler de coupes budgétaires, mais les appliquent rarement –c’est impopulaire. Leur majorité est en outre si mince qu’ils ont besoin d’une unanimité interne. Je pense qu’on assistera surtout à des baisses massives d’impôts.
Sous Trump et Biden, le déficit a fortement augmenté: de 585 milliards au début du premier mandat de Trump à 1.800 milliards au début du second. Pourquoi cela ne pourrait-il pas continuer indéfiniment?
Les conséquences d’une politique budgétaire irresponsable ne se font sentir que progressivement. La dette actuelle dépasse 122 % du PIB –ce n’est pas encore fatal. Mais dans les 30 prochaines années, cela grimpera à 230 voire 300%. La génération du baby-boom part à la retraite, les dépenses sociales vont exploser. Il faut réformer maintenant, pas parce que la crise éclatera demain, mais parce que plus on attend, plus ce sera douloureux.
Vous conseillez régulièrement des candidats à la présidence et le Congrès. Que leur recommandez-vous?
Je dis toujours: arrêtez d’attiser les flammes. Pas de réductions fiscales sans financement. Pas de lois qui aggravent le déficit. Le déficit est trop important pour être résolu par une seule mesure, comme taxer uniquement les riches. Tout doit être sur la table: dépenses et recettes. Seul un compromis entre les deux partis permettra de grandes réformes.
Où faudrait-il couper?
Dans trois domaines: la sécurité sociale, Medicare et les impôts sur la classe moyenne. C’est là que se trouve l’essentiel de l’argent. Rien que cette année, nous avons un déficit de 500 milliards pour la sécurité sociale et Medicare; dans dix ans, ce sera 2.400 milliards. On ne peut pas compenser cela avec des hausses d’impôts ou des réductions de l’aide à l’étranger. Plus on attend, plus les coupes seront douloureuses –aussi pour les infrastructures, la défense, les personnes âgées et les plus démunis.
Comment vos propositions sont-elles accueillies?
Publiquement, je suis souvent critiquée. Mais deux jours plus tard, les mêmes personnes m’appellent pour discuter discrètement de solutions. L’hostilité est surtout une façade.
Croyez-vous encore à une solution?
Pas vraiment. Un compromis exige de la confiance –et celle-ci fait totalement défaut. Les partis s’insultent sans cesse publiquement. En coulisses, de petits groupes se parlent, mais cela se fait en secret. Tant que les politiciens seront élus pour combattre l’autre camp, aucun accord ne verra le jour.
«Le problème n’est pas un manque de solutions, mais le fait qu’aucun responsable politique n’ose les défendre publiquement.»
A quoi ressemblent ces rencontres secrètes?
J’ai participé à des dîners où républicains et démocrates réservent une salle séparée dans un restaurant pour discuter avec des experts de réformes de la sécurité sociale, de Medicare ou de la fiscalité. Nous savons désormais à quoi pourrait ressembler un accord –si jamais il devait se concrétiser. Le problème n’est pas un manque de solutions, mais le fait qu’aucun responsable politique n’ose les défendre publiquement.
On aimerait bien savoir qui y participe en secret…
Nous sommes tenus à la confidentialité. Et cela en dit long sur l’état de la politique américaine: les politiciens ne veulent pas que l’on sache qu’ils essaient de coopérer, de peur de ne pas être réélus.
Jessica Riedl
En tant que l’une des principales expertes américaines en matière de politique budgétaire, fiscale et économique, Jessica Riedl a notamment travaillé pour les campagnes présidentielles de Marco Rubio et Mitt Romney, et intervient régulièrement devant le Congrès. De 2001 à 2011, elle a été chercheuse principale au sein du think tank conservateur Heritage Foundation.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici