La Géorgie fut au centre de toutes les attentions lors de l’élection présidentielle de 2020, entre décompte des votes et pression de Trump. © Getty Images

Les enjeux de l’élection américaine: les procédures de vote, arme politique des républicains

Maxence Dozin
Maxence Dozin Journaliste. Correspondant du Vif aux Etats-Unis.

Joe Biden et Donald Trump s’opposeront à nouveau le 5 novembre prochain pour la présidence. Tout l’été, Le Vif sonde les Américains sur le mode «un Etat pivot, un thème de campagne». Cette semaine, la Géorgie.

Même si les deux principaux camps politiques aux Etats-Unis ne s’accordent plus sur grand-chose, ils partagent tout de même un constat commun à l’aube de l’élection présidentielle du 5 novembre: le scrutin pourrait constituer un moment charnière pour l’avenir de la démocratie américaine, sur le fond et sur la forme.

Sur le fond, la droite, inféodée en grande partie au trumpisme, estime qu’un second mandat de Joe Biden pousserait pour de bon le pays vers un «socialisme à l’européenne», à savoir un Etat plus centralisé et plus redistributif poussant des politiques égalitaristes. «Cette perspective quasi tyrannique nous inquiète terriblement, car elle est antinomique avec l’esprit américain tel que nous l’envisageons et le chérissons. Un vote pour Trump, en novembre, est un vote pour sauver l’Amérique», lance Debbie Dooley, militante trumpiste vivant en Géorgie, qui se définit comme «antiglobaliste».

Sur la forme, depuis l’élection perdue par Donald Trump en 2020 et les accusations de fraude électorale qu’il a portées, un vent de méfiance quasi paranoïaque balaie les grandes étendues étatsuniennes. Pour beaucoup, une nouvelle défaite, accompagnée de nouvelles accusations de fraude électorale, pourrait signifier la fin de la démocratie américaine. Et pour un grand nombre, une victoire du milliardaire aurait les mêmes effets, parce que Donald Trump n’a pas caché son désir de vengeance contre les démocrates.

De manière générale, les positions des deux partis sur nombre de sujets semblent plus éloignées que jamais. Pour preuve, les projets de loi déposés devant le Congrès depuis une vingtaine d’années se votent quasi systématiquement par bloc politique. Il est extrêmement rare que certains députés sortent des lignes idéologiques défendues par leur parti. «Le futur des Etats-Unis est en jeu en novembre. Le Parti démocrate s’est transformé en quelques décennies: ses politiques tendent vers le socialisme et ce n’est pas ce que nous sommes aux Etats-Unis», tempête Stan Fitzgerald, un autre supporter de Donald Trump rencontré à Atlanta, la capitale de l’Etat de Géorgie, où pourrait se jouer l’avenir du pays le 5 novembre.

Pour Debbie Dooley, militante trumpiste, les nouvelles dispositions de vote en Géorgie protègent l’intégrité des élections. © BRIAN WIDDIS

Epicentre des tensions en 2020

La Géorgie, au sud-est des Etats-Unis, illustre comme aucun autre Etat les tensions qui traversent la démocratie américaine. Dans cet Etat pivot, historiquement affilié au Parti républicain mais qui a récemment basculé à gauche, chaque voix compte. Donald Trump le sait mieux que quiconque, lui qui, en 2020, a perdu ici avec moins d’un quart de point (49,26% contre 49,49% à Joe Biden). L’amertume de la défaite annoncée avait poussé le président sortant de l’époque à réclamer du secrétaire d’Etat de Géorgie, le républicain Brad Raffensperger, un coup de pouce sous la forme d’un trucage du décompte des voix en sa faveur. Un procès pour tentatives illégales d’inverser les résultats d’une élection devrait se tenir en 2025.

«Une défaite de Trump, accompagnée de nouvelles accusations de fraude, pourrait signifier la fin de la démocratie américaine.»

Depuis les accusations de fraude électorale massive formulées par le milliardaire à cette époque, de nombreux exécutifs conservateurs à travers les Etats-Unis ont surfé sur la vague de méfiance institutionnelle en durcissant les procédures de droit de vote. Pour les démocrates, il n’y a pas de doute. Il s’agit d’une attaque directe contre les minorités de couleur, plus enclines à voter à gauche. «Des lois ont été votées pour décourager le vote de certaines communautés et autres minorités, en ce compris les Afro-Américains. Ces lois ont été promulguées, notamment en Géorgie, toujours par les républicains, avec le soi-disant motif de renforcer l’intégrité du processus électoral, souligne une jeune avocate noire originaire d’Atlanta qui souhaite garder l’anonymat. Ces textes incluent généralement des restrictions pour rendre plus difficile l’accès des Américains au vote. C’est notamment problématique pour les gens qui ne disposent pas d’un moyen de transport.» A Atlanta, le transport public est effectivement quasi inexistant, élément perturbant quand on sait que les nouvelles lois électorales déposées par les élus républicains de Géorgie en 2021 ont notamment eu pour effet de réduire le nombre de bureaux de vote et l’accessibilité au vote par procuration.

Pour les organisations de défense des droits civiques, comme le Brennan Center for Justice de l’université de New York, il ne fait aucun doute que «les procédures du type de celles décidées en Géorgie, qui se sont multipliées depuis une dizaine d’années et concernent désormais 42 Etats, ont pour vocation de décourager le vote des minorités». A une époque où les Etats-Unis sont divisés comme jamais, et où le nombre d’Etats en balance est plus important, les lois comme celle adoptée en Géorgie peuvent avoir des conséquences majeures dans les résultats électoraux: les minorités raciales votent en effet pour le Parti démocrate à près de 80%. «Les nouvelles dispositions sur les procédures de vote en Géorgie sont nécessaires pour protéger l’intégrité des élections. Il ne s’agit pas d’un conflit entre la gauche et la droite, mais d’une quête d’équité», assure Debbie Dooley.

Raphael Warnock, sénateur démocrate de Géorgie, a plaidé pour une refonte du droit de vote au fédéral. Sans Succès. © Getty Images

Un recul institutionnel

Aux Etats-Unis, la perception de l’équité semble être aujourd’hui fortement dépendante de l’affiliation partisane. Ainsi, le pasteur démocrate Raphael Warnock, élu de justesse sénateur de Géorgie en 2020, estime qu’une refonte globale du droit de vote diligentée par l’Etat fédéral, alors qu’aujourd’hui les Etats fédérés ont les mains libres en la matière, est devenue nécessaire pour une question «d’équité»: «Il ne s’agit pas, en matière de droit de vote, d’une opposition entre la droite et la gauche mais d’un combat entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas», affirme-t-il. Depuis une demi-douzaine d’années, les législateurs démocrates fédéraux tentent de promulguer une réforme du droit de vote pour donner un nouveau souffle à la démocratie américaine. Ils se sont heurtés, sans surprise, à un blocage systématique des républicains. Lorsqu’en 2022, le Sénat est passé dans les mains de la gauche, beaucoup parmi les démocrates ont vu une opportunité en or de faire passer cette législation. Deux sénateurs démocrates ont cependant refusé de se joindre à l’effort collectif.

La décennie 1960, dite des «droits civiques», est généralement considérée par les historiens comme un moment pivot pour la démocratie américaine. L’ensemble de lois promulguées sous le président démocrate Lyndon Johnson devait permettre de donner un nouveau souffle démocratique au pays en mettant un terme à toute forme de ségrégation raciale, notamment en matière de droit de vote. Ainsi fut signé, en 1964, le «Civil Rights Act» (« la loi des droits civiques ») destiné à garantir aux Afro-Américains une égalité en matière de droit de vote, comme codifiée dans la Constitution du pays un siècle plus tôt. Un des articles de cette loi visait à imposer à neuf Etats ayant anciennement poussé à la ségrégation raciale une approbation de l’Etat fédéral avant toute modification de leurs lois électorales. Cet article avait précisément pour objet d’empêcher ces territoires de faire un pas en arrière en matière de protection du droit de vote des minorités. La Géorgie faisait partie de ces neuf Etats. Mais en 2013, la Cour suprême des Etats-Unis a invalidé un des articles de la loi de 1964, rendant aux Etats fédérés incriminés leur plein pouvoir de législation en la matière. Les élus républicains ont profité de cette opportunité pour promulguer des législations visant à compliquer l’accès au vote. Législations quelque fois loufoques: désormais en Géorgie, il est interdit de distribuer de l’eau ou de la nourriture dans les files d’attente devant les bureaux de vote…

«Les procédures comme celles décidées en Géorgie ont pour vocation de décourager le vote des minorités.»

Les lois électorales décidées par la législature de l’Etat de Géorgie en 2021 n’ont pas été sans conséquences. Sa capitale Atlanta est connue pour abriter quelques-unes des plus grandes entreprises américaines, notamment Coca-Cola et la compagnie aérienne Delta Air Lines. Ces dernières ne sont pas restées silencieuses. Du géant des boissons gazeuses à des institutions bancaires de renom, des dizaines de grosses sociétés se sont manifestées pour déplorer une situation «alarmante» et «non conforme aux valeurs qu’elles défendent». La réaction du Parti républicain, qui ne peut ignorer que l’essentiel des lois électorales décidées depuis Trump lui sont favorables, tant elles découragent plutôt qu’elles ne facilitent l’accès au vote, ne s’est pas fait attendre. Le chef des républicains au Sénat à l’époque, le sénateur du Tennessee Mitch McConnell, a stigmatisé une «ingérence inacceptable» du monde entrepreneurial dans la sphère politique. Cette sortie révèle le caractère identitaire extrêmement défensif du Parti conservateur de nos jours. Les institutions, le monde universitaire, la sphère médiatique et désormais le monde des entreprises sont passés au rang des ennemis. Le moins qu’on puisse dire est que Donald Trump n’a pas participé à apaiser ces tensions.

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