Le sigle Q, symbole de la mouvance complotiste QAnon, apparaît souvent lors des meetings de Donald Trump. © Getty Images

Elections américaines, J-5 | Pourquoi les complotistes pourraient faire la différence en faveur de Trump

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Les complotistes et le candidat républicain font bon ménage, surtout à la faveur de la campagne électorale. La mouvance QAnon existe toujours et pourrait faire la différence dans les swings states.

On les croyait fanés, surtout depuis que Q n’arrose plus le Net de ses drops. Et pourtant, les Anons fleurissent toujours sur les plateformes virtuelles. Rendue célèbre lors de l’assaut du Capitole en 2021, la mouvance complotiste continue de faire campagne pour Donald Trump, qui le lui rend bien en republiant des messages liés à QAnon. Voici plusieurs mois, le candidat républicain a même partagé sur son réseau Truth Social une photo de lui retouchée arborant le sigle Q au revers de son veston, et soulignée du slogan de QAnon, «The storm is coming» (la tempête approche).

Q? C’est ce mystérieux héraut qui, depuis la victoire de Trump contre Hillary Clinton en 2017, postait des notes cryptiques, baptisées Q drops, sur les forums nauséabonds 4chan et 8chan, dénonçant le deep state et les machinations secrètes des élites démocrates faisant partie d’un trafic de pédophiles satanistes. Le deep state, ou Etat souterrain, est une formule très prisée par Trump et les complotistes. Apparue dans les années 1990 en Turquie (derin devlet) pour signaler la collusion entre politiques, police et mafias, elle a été reprise pour désigner ici l’Etat dans l’Etat qui détiendrait le vrai pouvoir de décision et empêcherait le «messie» Trump de gouverner.

Avec une équipe suisse, deux experts français en linguistique, Florian Cafiero, chercheur au CNRS, et Jean-Baptiste Camps, de l’Ecole nationale des chartes, ont réussi, grâce à la stylométrie (une technique d’analyse statistique de l’écriture), à démasquer le fameux Q. En réalité, ils seraient deux: d’abord, le journaliste tech sud-africain Paul Furber qui postait, sur le site 4chan, toutes sortes de rumeurs et a notamment alimenté celle du Pizzagate, selon laquelle un réseau pédophile, impliquant des proches de Hillary Clinton, sévirait depuis une pizzeria réputée de Washington. Furber a été relayé, en 2018, par le conspirationniste américain, administrateur de 8chan, Ron Watkins, un proche des républicains. C’est à ce moment que les Q drops se sont révélés véritablement pro-Trump et que QAnon est devenu viral, se muant en mouvement politique.

«Après avoir participé à la rumeur d’une fraude électorale rendue possible en 2020 par la société Dominion qui vend du matériel de vote électronique, Watkins a même été appelé comme expert technique par les avocats de Trump pour étayer cette thèse absurde, rappelle Florian Cafiero. Pourtant, il ne connaît rien de plus aux machines de vote que vous et moi…» C’est dire les liens étroits entre le candidat à la présidentielle et le clan QAnon dont les adeptes ne manquent pas d’afficher le sigle et les slogans aux meetings du candidat.

«Ils se sont invités dans la campagne de 2024, bien plus qu’en 2020.»

Campagne sous influence

Depuis 2021, peu après la défaite de Trump à la précédente élection, Q ne poste plus rien. Même pendant l’actuelle campagne, il ne s’est pas manifesté. Qu’importe, QAnon, ou plutôt les Anons, survivent sans Q. «Aujourd’hui, il faut parler de l’héritage de Q, donc des influenceurs formés dans sa mouvance et ayant appris à maîtriser ses codes narratifs, commente Dusan Bozalka, jeune doctorant belge en sciences de l’information à Paris, détenteur d’une bourse Fulbright pour explorer le champ de la désinformation lors la campagne américaine, à Wasinghton. Ces héritiers Anons de Q ont pris le dessus et sont devenus des influenceurs complotistes à part entière, avec chacun des centaines de milliers d’abonnés sur différentes plateformes. Ils se sont invités dans la campagne de 2024, bien plus qu’en 2020.»

Depuis une bonne année, le mythe conspirationniste pro-Trump s’est, en effet, réveillé, sans plus faire la Une des journaux, mais en distillant patiemment son venin sur les plateformes digitales. Fin 2023, une étude du Public Religion Research Institute (PPRI), une organisation non partisane qui mène des sondages sur des questions politiques liées aux valeurs religieuses, a établi que la proportion d’Américains qui adhéraient aux thèses de QAnon était passée de 14% à 23% en deux ans. Depuis sa non-réélection, l’ex-président a multiplié les fameux twinkles (clins d’œil), dénoncés par les médias, vers les mouvances complotistes. Outre le pin’s Q affiché sur son réseau social, il a republié ou promu des comptes affiliés à QAnon des centaines de fois depuis le lancement de Truth Social, assumant clairement son lien avec ce mouvement et contribuant à le ranimer pour remobiliser ceux qui voient en lui un héros anti-deep state.

«Beaucoup de gens vivent dans une chambre d’écho sans pouvoir analyser la réalité de ce qu’on leur balance.»

X, le nouveau tremplin

Cette résurgence opportuniste peut-elle influencer le résultat du scrutin du 5 novembre dans ce pays où près d’un Américain sur deux avoue croire à des théories du complot? «Le problème avec les influenceurs complotistes, c’est qu’ils prennent la conversation sur le Web en otage, éclaire Thomas Huchon, journaliste, auteur et consultant spécialiste des théories complotistes (@antifakenewsai sur Instagram). Ils ont une ascendance sur les sujets et la manière dont les échanges ont lieu, en avançant des arguments qui font mouche. L’histoire abracadabrante des chats mangés par des migrants haïtiens lancée par Trump aurait fait pschitt sans les influenceurs. En quelques jours, plus de deux millions de tweets en ont parlé et c’est devenu un sujet de campagne. Beaucoup de gens vivent dans une chambre d’écho, dans leur bulle de filtre, sans pouvoir analyser la réalité de ce qu’on leur balance.»

Pour Dusan Bozalka, l’accélération de production des complotistes est logique. «C’est le moment, constate-t-il. La période d’élection les pousse à publier parce que c’est aussi leur gagne-pain. Le plus préoccupant, en définitive, c’est l’infrastructure créée qui permet cette dynamique.» Révélateur: depuis qu’Elon Musk a racheté Twitter et rouvert le réseau aux influenceurs de tous poils qui en avaient été écartés par les anciennes équipes de modération, le complotisme a trouvé un nouveau tremplin. Selon une étude de l’Anti-Defamation League (ADL), qui lutte contre l’antisémitisme et d’autres discriminations, les tweets associés à des hashtags typiques de QAnon ont augmenté de plus de 90% depuis que Twitter est devenu X il y a un peu plus d’un an. «Musk, qui est le plus gros contributeur financier de la campagne trumpiste, a fait de X une plateforme d’extrême droite, alors qu’elle était prisée par les acteurs les plus influents du système démocratique à commencer par les politiques et les journalistes», résume Thomas Huchon.

«Elon Musk a fait de X une plateforme d’extrême droite.»

Stratégie très consciente

Faut-il y voir une stratégie machiavélique? Difficile d’affirmer qu’il s’agit d’un calcul pensé d’avance sans verser soi-même dans le complotisme… Cela dit, l’élection présidentielle se jouera à peu de chose et «bien qu’une majorité d’Américains ne croient pas aux thèses conspirationnistes, cela pourrait tout de même faire la différence au sein d’un des fameux swing states, où le partage électoral est très serré, observe Florian Cafiero. Et les républicains le savent. C’est une stratégie très consciente de leur part. Les verbatims de QAnon sont d’ailleurs légitimés en étant repris par Trump et par des élus républicains, Marjorie Taylor Greene en tête, élue de Géorgie, un des sept swing states déterminant (lire par ailleurs).» Elon Musk lui-même, sur son compte X qui additionne 190 millions d’abonnés, apporte du crédit à ces thèses. Après la tentative d’assassinat de Trump, il a sous-entendu une inaction «délibérée» des services secrets chargés de sa sécurité. Un message lu 80 millions de fois.

Des médias pro-républicains comme la chaîne Fox News reprennent aussi certains messages complotistes en leur donnant une légitimité. «On pointe souvent la désinformation organisée par les Russes dans les campagnes électorales, commente Dusan Bozalka. Mais c’est surtout quand une personnalité ou un média américain légitime une histoire conspirationniste que celle-ci prend de la valeur. Un exemple: la rumeur qui a flambé en 2021, selon laquelle les Américains préparaient une arme biologique dans des laboratoires en Ukraine, dont des e-mails d’Hunter Biden, le fils du président, auraient révélé l’existence. C’est quand Tucker Carlson, de Fox News, a repris ce récit, dans la foulée de médias russes comme Sputnik ou Russia Today, que cette thèse complotiste a connu un énorme succès aux Etats-Unis, alors que cela jouait en faveur du Kremlin.»

Mais pourquoi le complotisme est-il aussi répandu dans la société américaine? «Parce que l’enjeu est binaire, avance Thomas Huchon. C’est soit républicain, soit démocrate. Or, la manipulation de l’opinion fonctionne d’autant mieux que la question posée est binaire. On l’a vu au Royaume-Uni lors de la campagne du Brexit qui se jouait entre le yes et le no. Cela dit, le complotisme à la sauce US s’insinue partout. Le mouvement QAnon francophone est à 100% derrière l’affaire Brigitte Macron, cette rumeur folle selon laquelle la femme du président français serait un homme.» Même si Q est devenu muet, la transmission joue à plein. «Le mouvement s’auto-entretient aujourd’hui, conclut Jean-Baptiste Camps. Les gens qui ont cru aux Q drops sont toujours là.» Et ce n’est pas une bonne nouvelle pour la démocratie.

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